History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
LXIX. Cependant les quarante vaisseaux péloponnésiens qui étaient allés secourir Lesbos et qui fuyaient alors en haute mer, toujours poursuivis par les Athéniens, essuyèrent à la hauteur de l’ile de Crète une tempête qui les dispersa. Ils regagnaient en désordre les
LXX. Les troubles de Corcyre avaient commencé au retour des citoyens faits prisonniers au combat naval d’Épidamne. Les Corinthiens disaient les avoir relâchés moyennant une rançon de huit cents talents, garantie par leurs proxènes ; mais en réalité ils avaient obtenu d’eux l’engagement de leur soumettre Corcyre. Et, en effet, ils se mirent à intriguer et à circonvenir chacun des citoyens, pour soulever la ville contre les Athéniens. Deux vaisseaux, l’un athénien, l’autre co- rinthien, étant arrivés avec des ambassadeurs, on entra en conférences : les Corcyréens décrétèrent qu’ils resteraient alliés des Athéniens, conformément au traité, mais qu’ils conserveraient avec les Péloponné- siens leurs anciennes relations d’amitié. Il y avait alors à Corcyre un certain Pithéas, proxène volontaire des Athéniens[*](Les proxènes d’un peuple étaient les citoyens chargés de défendre chez eux les intérêts de ce peuple, et de traiter ses affaires. Ceux-ci remplissaient volontairement les fonctions de proxènes, c’est-à-dire sans aucune mission publique.), et chef du parti populaire. Ceux de la faction opposée le citèrent en justice, sous prétexte qu’il voulait soumettre Corcyre au joug athénien. Il
LXXI. Après cette exécution les conjurés convoquèrent les Corcyréens ils leur dirent que ce qu’ils venaient de faire était pour le mieux ; qu’on n’avait plus à craindre désormais d’ètre asservi par les Athé- niens, et qu’il fallait à l’avenir n’admettre dans le port aucun des peuples rivaux, à moins qu’ils ne se présentassent sur un seul vaisseau et avec des intentions pacifiques ; que s’ils venaient avec plusieurs bâtiments, on devait les traiter en ennemis. Cette déclaration faite, ils forcèrent le peuple à la ratifier, et
LXXII. A l’arrivée de ces députés, les Athéniens les arrêtèrent comme factieux, ainsi que tous ceux qu’ils avaient gagnés, et les déposèrent à Corcyre. Sur ces entrefaites une trirème corinthienne arriva à Corcyre avec des ambassadeurs de Lacédémone ; les chefs du gouvernement attaquèrent alors le parti populaire et furent vainqueurs. Mais, la nuit étant survenue, le peuple se retira à la citadelle et sur les hauteurs de la ville ; il y concentra ses forces et s’y établit solidement. Il occupait aussi le port Hyllaïque. Ceux de l’autre parti s’emparèrent de la place publique, où la plupart d’entre eux avaient leurs maisons, ainsi que du port situé près de cette place, du côté du continent.
LXXIII. Le lendemain, il y eut quelques légères escarmouches. Chacun des deux partis envoya dans la campagne engager les habitants à se joindre à lui, sous promesse de la liberté. La plupart se rallièrent au peuple ; l’autre faction reçut du continent un secours de huit cents hommes.
LXXIV. Après un jour d’intervalle, on en vint aux mains de nouveau. Le peuple, qui avait l’avantage de la position et du nombre, fut vainqueur ; les femmes le secondèrent vaillamment, en lançant des tuiles du haut des maisons, et elles bravèrent le tumulle du combat avec un courage au-dessus de leur sexe. La défaite eut lieu vers le soir ; ceux de la faction oligarchique, craignant que le peuple n’emportât le port au premier
LXXV. Le lendemain, Nicoslrate, fils de Diitréphès, arriva à Naupacte avec un secours de douze vaisseaux et cinq cents hoplites messéniens. Il ouvrit une négociation et leur persuada, pour amener une réconcilia- tion mutuelle, de mettre en jugement les dix citoyens les plus coupables (ceux-ci prirent aussitôt la fuite) ; de permettre aux autres de rester, et de faire entre eux et avec les Athéniens un traité d’alliance offensive et défensive. Cette négociation terminée, il se préparait à partir, lorsque les chefs du parti populaire lui demandèrent de leur laisser cinq de ses vaisseaux, pour s’opposer au retour de leurs adversaires. Ils s’engageaient d’ailleurs à équiper un même nombre de leurs propres bâtiments, et à les faire partir avec lui. Nicostrate y ayant consenti, ils enrôlèrent leurs ennemis pour le service des vaisseaux. Cependant, ceux-ci, craignant d’être envoyés à Athènes, allèrent s’asseoir en suppliants dans le temple des Dioscures. Nicostrate essaya, mais inutilement, de les faire relever et de les
LXXVI. Les troubles en étaient à ce point, lorsque, quatre ou cinq jours après la transportation de ces citoyens dans l’île, les vaisseaux péloponnésiens, stationnés à Cyllène depuis leur retour de l’expédition d’Ionie, parurent au nombre de cinquante-trois. Ils étaient commandés, comme auparavant, par Alcidas ; Brasidas l’accompagnait en qualité de conseil. Ils relâchèrent au port de Sybota, sur le continent, et, au point du jour, ils firent voile pour Corcyre.
LXXVII. Les Corcyréens furent dans un trouble extrême : effrayés tout à la fois de la situation intérieure et de l’arrivée de la flotte, ils équipèrent soixante vaisseaux ; à mesure qu’ils étaient prêts, ils les envoyaient à l’ennemi ; en cela ils agissaient contre l’avis des Athéniens, qui leur conseillaient de les laisser sortir euxmêmes les premiers, et de venir ensuite les soutenir avec toutes leurs forces. Comme leurs vaisseaux se présentaient séparément au combat, il y en eut deux qui passèrent aussitôt à l’ennemi ; sur d’autres, les équipages
LXXVIII. Les Corcyréens, faisant des attaques partielles et mal combinées, eurent beaucoup à souffrir. Les Athéniens, au contraire, craignant d’être enveloppés et accablés par le nombre, se gardèrent bien d’attaquer la masse ou le centre de l’ennemi ; ils fondirent sur une des ailes et coulèrent un bâtiment. Ensuite ils se mirent à voguer autour de la flotte péloponnésienne, rangée en bataille, et essayèrent d’y jeter le désordre. Ceux qui étaient opposés aux vaisseaux de Corcyre s’aperçurent de cette manoeuvre, et, craignant qu’il n’arrivât la même chose qu’à Naupacte, ils vinrent au secours des leurs. Tous leurs vaisseaux réunis voguèrent alors en même temps contre les Athéniens. Ceux-ci commencèrent à rétrograder lentement, en ramant à la poupe ; leur but était, avant tout, de permettre à la flotte corcyréenne d’opérer sa retraite, pendant qu’eux-mêmes reculaient peu à peu, et attiraient sur eux tout l’effort de l’ennemi. Ainsi se passa ce combat naval, qui finit au coucher du soleil.
LXXIX. Les Corcyréens, dans la crainte que les ennemis ne profitassent de leur victoire, soit pour attaquer la ville, soit pour enlever de l’île les citoyens qu’on y avait déposés, ou pour exciter quelque mouvement, ramenèrent au temple de Junon ceux qui étaient dans l’ìle, et firent bonne garde dans la place. Mais les Péloponnésiens n’osèrent pas attaquer la ville, malgré leur victoire navale ; ils firent voile, avec treize vaisseaux
LXXX. Cependant le peuple de Corcyre, craignant toujours une attaque de la part de la flotte, entra en négociation avec les suppliants et le reste de leurs partisans, pour aviser aux moyens de sauver la ville. Il détermina quelques-uns d’entre eux à s’embarquer ; car on avait, néanmoins, armé trente vaisseaux, dans l’attente de la flotte ennemie. Mais les Péloponnésiens, après avoir dévasté le pays jusqu’à midi, se retirèrent ; à l’entrée de la nuit, ils avaient été avertis par des signaux que soixante vaisseaux athéniens s’avançaient de Leucade contre eux. En effet, les Athéniens, informés de la sédition et sachant que les vaisseaux aux ordres d’Alcidas devaient faire voile contre Corcyre, avaient fait partir cette flotte, sous le commandement d’Eury- médon, fils de Théoclès.
LXXXI. Les Péloponnésiens, sans perdre un instant, se hâtèrent de retourner chez eux pendant la nuit, en longeant la côte. Ils transportèrent leurs vaisseaux par-dessus l’isthme de Leucade[*](Cet isthme avait été coupé par les Corinthiens lorsqu’ils envoyèrent une colonie à Leucade ; les sables l’avaient de nouveau réuni au continent du temps de Thucydide. Du temps de TiteLive, Leucade était redevenue une île ; aujourd’hui elle est séparée du continent par une plage hasse, que les flots laissent à sec lorsque la mer est calme.), dans la crainte d’être
Pendant les sept jours qu’Eurymédon resta à Corcyre, avec ses soixante vaisseaux, les Corcyréens ne cessèrent de massacrer tous ceux qu’ils regardaient comme leurs ennemis, sous prétexte qu’ils voulaient détruire le gouvernement populaire. Quelques-uns périrent victimes d’inimitiés privées ; des créanciers furent tués par leurs débiteurs, on vit à la fois tous les genres de mort ; aucune des horreurs qui se commettent ordinairement en pareil cas ne fut épargnée. On vit pis encore ; le père égorgeait le fils ; les suppliants
LXXXII. En effet, la Grèce tout entière, pour ainsi dire, fut, dans la suite, ébranlée par les séditions : la division était partout ; les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, et la faction oligarchique les Lacédémoniens[*](Aristote observe également (Polit. v, 7) que partout les Athéniens détruisaient l’oligarchie, et les Lacédémoniens le gouvernement populaire.). En temps de paix on n’aurait eu aucun prétexte pour réclamer leur secours, et on n’était pas en mesure de le faire ; mais une fois en guerre, lorsque chacun des deux partis cherchait des alliances, en vue de nuire au parti contraire et d’augmenter en même temps sa propre puissance, ces appels devenaient faciles à ceux qui méditaient quelque révolution. De nombreuses calamités fondirent sur les villes en proie aux séditions. Au reste, ces mêmes calamités se renouvelleront toujours, tant que la nature humaine sera la même, mais plus ou moins terribles, et diffé- rentes par leurs caractères suivant la diversité des circonstances au milieu desquelles elles se produiront. En temps de paix et au sein de la prospérité, les États et les particuliers ont un meilleur esprit, parce qu’ils ne sont point jetés, contre leur gré, dans de dures nécessités ; mais la guerre, en supprimant les facilités journalières de la vie, enseigne la violence et assimile les passions de la multitude à l’âpreté des temps.
Les villes étaient donc en proie aux séditions : si quelqu’une était restée en arrière, lorsqu’on y apprenait ce qui s’était passé ailleurs, on s’ingéniait à dépasser de bien loin les excès des autres et à signaler son esprit d’invention par la perfide habileté des attaques et l’atrocité de supplices inouïs. On en vint à changer arbitrairement l’acception ordinaire des mots qui caractérisent les actions : l’audace insensée fut érigée en noble dévouement au parti ; la lenteur prévoyante passa pour lâcheté déguisée, la prudence pour un masque de la pusillanimité, la rectitude des vues en toutes choses pour incapacité absolue ; l’emportement aveugle devint l’apanage de l’homme de coeur ; réfléchir pour ne rien compromettre, c’était chercher un prétexte spécieux pour s’esquiver ; l’homme violent était toujours un homme sûr, son contradicteur un suspect ; savoir préparer une intrigue et la mener à bonne fin était capacité, l’éventer était plus habile encore ; prendre ses mesures pour n’avoir pas besoin de cette double habileté, c’était travailler à la dissolution de son parti et avoir peur de ses adversaires ; en un mot, devancer un autre dans l’accomplissement d’une mauvaise action, l’y pousser s’il n’y songeait pas, était chose digne d’éloges. La parenté était un lien moins intime que les relations de parti[*](Machiavel dit également (Hist. de Flor., iii) : « Il n’y avait « entre les citoyens ni union, ni amitié, excepté entre ceux qui « étaient complices de quelque crime commis contre la patrie « ou les particuliers. »), parce que là on trouvait plus d’empressement à tout oser sans objection ; car on formait ces liaisons, non en vue d’un intérêt avoué par les lois établies, mais pour
La cause de tous ces maux était la fureur de dominer, inspirée par l’ambition et la cupidité[*](Salluste a emprunté la plupart des extraits dans la conjuration de Catilina.). De là nais- sait, une fois les rivalités soulevées, l’esprit de trouble et d’audace. Les chefs de parti, dans les villes, mettaient en avant, de part et d’autre, des mots spécieux ; par exemple leurs préférences soit pour l’égalité politique du peuple, soit pour une aristocratie modérée ; ils n’avaient qu’un but, disaient-ils : servir l’intérêt
LXXXIII. C’est ainsi que, grâce aux séditions, la Grèce vit se produire tous les genres d’iniquités : la simplicité confiante, partage ordinaire des âmes élevées, devint un objet de risée, et disparut. Partout prévalurent les dissensions mutuelles et les habitudes de suspicion. Il n’y avait pour faire cesser ces défiances ni parole assez sûre, ni serments assez redoutables : chacun, dominé par la pensée qu’on ne pouvait compter sur rien de stable, ne songeait qu’à se garantir contre la violence, sans pouvoir se fier à personne. L’avantage était ordinairement aux intelligences les plus vulgaires ; car le sentiment de leur propre insuffisance et de l’habileté de leurs adversaires leur faisant craindre de n’avoir pas l’avantage de la parole, et d’être devancés par les intrigues de rivaux plus adroits et plus féconds en ressources, ils allaient audacieusement au fait. Les autres, au contraire, dédaignaient des adversaires dont
LXXXIV. Ce fut Corcyre qui, la première, donna l’exemple de ces excès. On y vit toutes les vengeances que des hommes, soumis jusque-là à un gouvernement insolent et violent, pouvaient se permettre contre leurs anciens oppresseurs, maintenant à leur discrétion. Des malheureux, pour se soustraire à leur misère habituelle, et plus souvent encore pour satisfaire leur ardente convoitise du bien d’autrui, rendaient d’iniques sentences ; d’autres, sans être conduits par la cupidité, s’attaquaient au contraire à leurs égaux. Dominés généralement par l’ignorance et la brutalité, ils se montraient farouches et inexorables. La vie sociale fut alors profondément troublée dans cette ville : la nature humaine, ordinairement portée à la violence, même sous le règne des lois, prit plaisir, une fois les lois vaincues, à se montrer effrénée dans ses fureurs, au-dessus de la justice, ennemie de toute supériorité. On n’eût point ainsi préféré la vengeance à tout ce qu’il y a de sacré, le lucre à la justice, si l’envie n’avait une tendance naturelle à nuire ; mais les hommes, quand il s’agit de se venger des autres, se plaisent à abolir d’avance les règles du droit commun applicables à la circonstance, et qui laissent toujours au malheureux quelque espoir de salut ; ils se privent ainsi eux-mêmes d’une garantie dont ils pourront avoir besoin un jour au moment du danger.