History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.

LIII. « Nous vous avons livré notre ville, Lacédémoniens, confiants dans votre parole. Ce n’est pas là le jugement sur lequel nous comptions : nous attendions plus de respect de la légalité  ; et, si nous avons accepté des juges, si nous n’en avons pas voulu d’autres que vous qui allez prononcer sur notre sort, c’était, dans la persuasion qu’auprès de vous surtout nous trouverions justice. Mais, maintenant, nous craignons bien d’avoir manqué doublement notre but : car nous soupçonnons (et cela n’est que trop vraisemblable) que nous avons à nous défendre contre le dernier supplice, et que nous ne vous trouverons pas exempts de par- tialité. Ce qui confirme nos craintes, c’est premièrement qu’on n’a formulé contre nous aucune

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accusation régulière que nous puissions réfuter, puisque c’est nous-mêmes qui avons dû demander à parler  ; ensuite on ne nous adresse qu’une courte question, ménagée de telle sorte que, si notre réponse est conforme à la vérité, elle nous condamne, et si nous mentons, l’évidence est contre nous. De quelque côté que nous nous tournions, l’embarras est le même  ; aussi, quelque danger qu’il y ait à parler, nous sommes forcés à suivre ce parti, qui nous paraît encore le plus sûr  ; car, si nous gardions le silence dans la situation où nous sommes, on pourrait nous le reprocher et croire qu’en parlant nous avions chance de nous sauver.

« A toutes nos perplexités se joint la difficulté de vous persuader : si nous étions inconnus les uns des autres, nous pourrions invoquer en notre faveur le témoignage de faits que vous ignoreriez  ; mais, tout au contraire, nous allons parler à des hommes à qui tout est connu. Ce que nous craignons, ce n’est pas que, préjugeant l’infériorité de nos mérites à l’égard des vôtres, vous ne nous en fassiez un crime  ; mais bien que, dans le but de complaire à d’autres, vous ne nous fassiez plaider une cause déjà jugée.

LIV. « Néanmoins, après avoir exposé quels sont, dans notre différend avec les Thébains, nos droits en regard de vous et des autres Grecs, nous rappellerons nos services et tâcherons de vous persuader. A cette courte question : « Si, dans cette guerre, nous avons fait quelque bien aux Lacédémoniens et à leurs alliés, » nous répondons que, si vous nous interrogez comme ennemis, nous ne sommes pas coupables de ne pas vous avoir fait de bien, et que, si vous nous regardez comme amis, la faute est bien plutôt à vous d’être venus nous

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combattre. Soit dans la paix, soit dans la guerre contre le Mède, nous nous sommes montrés irréprochables  ; ce n’est pas nous qui, dernièrement, avons les premiers rompu la paix  ; et jadis on nous vit, seuls des Béotiens, concourir à la liberté de la Grèce[*](Hérodote dit, en effet, ix, 28, que les Platéens envoyèrent six cents hommes à l’armée de Pausanias  ; mais ils ne prirent pas part an combat.). Habitant le continent, nous avons néanmoins combattu sur mer à Arté- misium. Dans la bataille livrée sur notre territoire, nous étions également avec vous et Pausanias. Tous les autres dangers qui ont pu menacer la Grèce à cette époque, nous les avons partagés dans la mesure de nos forces  ; et vous-mêmes, en particulier, Lacédémoniens, quand une immense terreur enveloppait Sparte, quand, après le tremblement de terre, les Hilotes révoltés s’enfermèrent dans Ithome, vous avez vu arriver à votre secours le tiers de nos forces. De tels services ne doi- vent point être oubliés.

LV. « Voilà ce que nous avons cru devoir faire jadis, dans ces occasions mémorables. Si, depuis lors, nous sommes devenus ennemis, la faute en est à vous. Quand, opprimés par les Thébains, nous avons dû recourir à une alliance, vous nous avez repoussés  ; vous nous avez conseillé de nous tourner vers les Athéniens, sous prétexte qu’ils étaient près de nous, et que vous étiez trop éloignés. Et pourtant, dans la guerre, vous n’avez reçu de nous aucune injure grave  ; vous n’en aviez aucune à redouter pour l’avenir. Sans doute, nous avons refusé de nous détacher des Athéniens, malgré vos injonctions  ; mais il n’y a là aucun crime : ils nous avaient secourus contre les Thébains, quand vous refusiez

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d’agir  ; il eùt été mal de les trahir ensuite, surtout après avoir éprouvé leurs bienfaits, après avoir réclamé nousmêmes leur alliance dans un moment de détresse, et obtenu chez eux le droit de cité  ; notre devoir était, au contraire, de déférer avec empressement à leurs ordres. Quant aux entreprises auxquelles vous avez les uns et les autres entraîné vos alliés, s’il en est de répréhensibles, la faute n’en est pas à ceux qui vous ont suivis, mais à vous, qui les dirigiez dans des actes condamnables.

LVI. « Les Thébains sont coupables envers nous de nombreuses injustices. Vous connaissez la dernière cause de nos malheurs actuels : contre des hommes qui avaient pris notre ville en pleine paix, bien plus, au milieu d’une fête, nous étions en droit de sévir, d’après cette loi partout en vigueur qui permet de repousser l’agresseur. Il ne serait pas juste maintenant que nous eussions à souffrir à cause d’eux. Car, si vous soumettez la justice à votre utilité actuelle et à leur haine, vous vous montrerez, non pas juges intègres, mais esclaves de l’intérêt. Et d’ailleurs, si les Thébains paraissent vous êtes utiles aujourd’hui, nous vous l’étions bien plus autrefois, nous et les autres Grecs, lorsque vous étiez dans un plus grand péril. Maintenant, en effet, c’est vous qui, par vos agressions, vous rendez redoutables aux autres  ; mais à cette époque, quand le barbare apportait à tous la servitude, les Thébains étaient avec lui. Il est donc juste que notre faute actuelle, si toutefois il y a eu faute, soit compensée par notre dévouement d’alors. Vous trouverez même que le service est comparativement supérieur, eu égard surtout aux circonstances  ; car, à ce moment,

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bien peu des Grecs opposaient quelque bravoure à la puissance de Xerxès. Alors on comblait d’éloges ceux qui, au lieu de se préoccuper de leur propre intérêt et de leur sécurité personnelle, au milieu de l’invasion, affrontaient volontairement les périls, épris de la plus noble ambition. Nous fûmes de ce nombre : comblés alors des premiers honneurs, nous avons à craindre aujourd’hui de périr, pour avoir suivi les mêmes principes, pour avoir cédé au sentiment de justice qui nous attachait aux Athéniens plutôt qu’à l’intérêt qui nous portait vers vous. Cependant, il faut toujours porter le même jugement sur les mêmes actes, persuadés que la seule chose vraiment avantageuse, c’est que des alliés honnêtes obtiennent pour leurs vertus une récompense assurée, et que même l’intérêt actuel soit subordonné à ce principe.

LVII. « Songez aussi que vous êtes aujourd’hui cités pour votre honnêteté, chez la plupart des Grecs[*]( Bloomfield fait remarquer avec raison que cette réputation était bien imméritée. Indépendamment du massacre des neutres, et de la destruction de Platée, aucun crime ne leur coûta jamais pour satisfaire leur ambition.). Si vous portez sur nous une sentence inique, le jugement que vous allez prononcer, vous si illustres, contre nous qui ne sommes pas non plus sans quelque valeur, ne sera pas enseveli dans l’obscurité. Prenez garde dès lors qu’on ne juge sévèrement une condamnation prononcée contre des hommes courageux par vous plus courageux encore, et qu’on ne s’afflige à la vue de nos dépouilles suspendues dans les temples publics de la Grèce dont nous fûmes les bienfaiteurs. On ne verra pas sans stupeur Platée détruite par les

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Lacédémoniens, Platée inscrite par vos pères sur le trépied de Delphes, en témoignage de sa valeur, et effacée par vous, pour complaire aux Thébains, du milieu de la Grèce avec tous ses habitants. Voilà donc à quel degré d’infortune nous en sommes venus  ! Si les Mèdes l’eus- sent emporté, nous étions perdus  ; et aujourd’hui nous nous voyons préférer les Thébains par vous qui nous étiez si chers autrefois  ! Nous avons eu à lutter contre les deux extrémités les plus terribles, naguère la mort par la faim, si nous ne livrions pas notre ville, et main- tenant un jugement capital. Nous voici abandonnés de tous : Platée, après avoir montré en faveur des Grecs une audace au-dessus de ses forces, est aujourd’hui délaissée sans secours. De nos alliés d’autrefois, aucun ne vint à notre aide, et vous, Lacédémoniens, vous notre seul espoir, nous craignons que vous ne nous fassiez défaut.

LVIII. « Cependant, au nom des dieux témoins autrefois de notre alliance, au nom de notre dévouement pour les Grecs, nous vous supplions de vous laisser fléchir, et de revenir sur les résolutions qu’ont pu vous inspirer les Thébains. Exigez que, par une juste réciprocité, ils vous laissent épargner ceux qu’il serait indigne de vous de faire périr  ; sachez mériter une reconnaissance honnête[*](Celle des Platéens.) au lieu d’une gratitude honteuse[*](La reconnaissance que leur témoigneraient les Thébains, pour le massacre des Platéens.)  ; ne prenez pas pour vous le déshonneur afin de complaire aux autres. Il faut peu de temps pour détruire nos corps  ; mais il sera difficile d’effacer

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l’infamie d’un tel acte  ; car ce ne sont pas des ennemis que vous punirez en nous, ce qui serait justice  ; ce sont des amis que la nécessité a réduits à vous combattre.

« Ainsi, en nous garantissant la vie, vous remplirez un devoir sacré de justice  ; vous songerez, avant de prononcer, que nous nous sommes livrés volontairement et en tendant vers vous nos mains suppliantes  ; que, dès lors, le droit public de la Grèce ne permet pas de nous mettre à mort, et, qu’enfin, nous vous avons de tout temps obligés. Tournez vos regards vers les tombeaux de vos pères, morts sous les coups des Mèdes, et ensevelis dans nos campagnes[*](Du temps de Strabon, on montrait encore ces tombeaux à Platée.)  ; chaque année nous consacrions des vêtements[*](On trouve très peu de passages dans les auteurs anciens qu aient rapport à cette coutume de consacrer des vêtements aux morts. Cependant Tacite (Ann. iii, 2) raconte que les colonies traversées par les cendres de Germanicus brùlaient des vêtements et des parfums en son honneur.) en leur honneur, avec toutes les solennités d’usage  ; nous leur offrions les prémices de tous les fruits de la terre  ; amis, nous leur apportions les dons d’une terre amie  ; alliés, nous honorions en eux d’anciens compagnons d’armes. Le contraire aura lieu, si vous ne jugez pas comme il convient : songez-y bien  ; quand Pausanias leur donna la sépulture, il crut les déposer dans une terre amie, à la garde d’hommes dévoués : et vous, en nous mettant à mort, en déclarant thébain le territoire de Platée, que feriez-vous autre chose qu’abandonner vos pères, vos parents, dans une terre ennemie, au milieu de leurs meurtriers, et les dépouiller des honneurs qui leur sont

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rendus aujourd’hui. Bien plus, vous réduirez en ser- vitude la terre où les Grecs ont conquis leur liberté  ; vous rendrez déserts les temples des dieux qu’ils ont invoqués, lorsqu’ils vainquirent les Mèdes  ; vous frustrerez ces dieux des sacrifices que nous leur offrons à l’exemple de nos pères fondateurs de leurs temples.

LIX. « Non, Lacédémoniens  ; cela serait indigne de votre gloire, contraire au droit commun de la Grèce, injurieux pour vos ancêtres  ; vous ne voudrez pas, pour satisfaire une haine étrangère, sans avoir reçu vousmêmes aucune injure, nous égorger, nous, vos bienfaiteurs  ; vous nous épargnerez, vous vous laisserez fléchir et toucher par la pitié  ; la prudence même vous le conseille  ; vous songerez combien est terrible la peine qui nous menace  ; vous songerez aussi quels sont les hommes qu’elle doit frapper, et combien il est difficile de prévoir sur qui doit un jour tomber le malheur, même immérité.

« Pour nous, pressés par la nécessité, et nous conformant à notre situation, nous invoquons les dieux qu’adorent en commun tous les Grecs sur les mêmes autels[*](Par exemple, à Delphes, à Olympic.)  ; nous les supplions de vous rendre sensibles à nos prières  ; nous vous conjurons, au nom de vos pères, de ne pas oublier les serments qu’ils ont faits. Suppliants des tombeaux de vos ancêtres, nous implorons ces héros qui ne sont plus, pour n’être point abandonnés à la discrétion des Thébains et livrés aux plus cruels des ennemis, nous vos amis dévoués. Menacés aujourd’hui du sort le plus cruel, nous vous rappelons le jour où nous nous sommes signalés aveç vos pères par les actions les plus éclatantes.

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« Pour terminer ce discours, — car il le faut enfin, quelque difficile que ce soit dans notre situation, puisqu’avec nos dernières paroles approche peut-être la fin de notre existence, — nous vous déclarons, en finissant, que ce n’est point aux Thébains que nous avons livré notre ville  ; car nous eussions préféré de beaucoup mourir par la faim, la plus ignominieuse de toutes les morts. C’est à vous que nous nous en sommes remis avec confiance : il est donc juste, si nous ne pouvons vous fléchir, de nous rétablir dans l’état où nous étions, et de nous laisser choisir nous-mêmes les chances du péril. Nous vous adjurons en même temps, nous qui fûmes les plus zélés défenseurs de la Grèce, de ne pas nous livrer de vos propres mains, au mépris de votre foi et de nos supplications, aux Thébains nos mortels ennemis. Soyez nos sauveurs  ; ne nous perdez pas, au moment même où vous affranchissez le reste des Grecs. »

LX. Ainsi parlèrent les Platéens. Les Thébains craignirent que les Lacédémoniens ne fissent quelque concession, à la suite de ce discours  ; ils s’avancèrent et dirent qu’ils voulaient aussi parler, puisque, contre leur avis, on avait permis aux Platéens de faire une réponse plus étendue que ne le comportait la question qui leur était adressée. On le leur accorda, et ils s’exprimèrent ainsi :

LXI. « Nous n’aurions pas demandé la parole si les Platéens avaient eux-mêmes répondu brièvement à la question  ; s’ils ne s’étaient retournés contre nous pour nous accuser  ; si, enfin, ils n’étaient sortis du sujet pour faire, à propos d’eux-mêmes, et sur des faits qui n’étaient pas en cause, une longue apologie et un éloge

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pompeux de ce que personne ne blâmait. Il nous faut maintenant répondre à leurs accusations et réfuter les louanges qu’ils se donnent, afin qu’ils ne tirent avantage ni de nos fautes, ni de leur gloire, et que vous ne prononciez qu’après avoir entendu la vérité sur les uns et les autres.

« Voici quelle fut la cause première de nos divisions avec eux : c’est riousqui, après avoir occupé le reste de la Béotie, avions colonisé Platée, ainsi que quelques autres places où nous nous étions établis en chassant une population mêlée qui les occupait. Mais les Platéens refusèrent, contrairement aux conventions primitives, de reconnaître notre suprématie  ; s’isolant du reste des Béotiens, ils ont violé les lois de nos pères  ; quand nous avons voulu les contraindre à les observer, ils se sont alliés aux Athéniens, et, avec eux, ils nous ont fait bien des maux, que nous leur avons rendus.

LXII. « Ils prétendent que, lors de l’invasion des barbares en Grèce, seuls des Béotiens ils n’ont pas pris parti pour les Mèdes  ; c’est à ce titre surtout qu’ils s’exaltent eux-mêmes et nous décrient. Nous prétendons, nous, que s’ils n’embrassèrent pas le parti des Mèdes, c’est que les Athéniens ne voulurent pas les suivre, et que, le jour où les Athéniens, dans la même pensée de domination, attaquèrent les Grecs, eux seuls parmi les Béotiens ont pris parti pour Athènes. Considérez cependant dans quelles circonstances nous avons, les uns et les autres, tenu cette conduite  : notre ville n’était alors gouvernée ni par une oligarchie qui respectât l’égalité devant là loi, ni par l’autorité du peuple  ; elle subissait ce qu’il y a de plus contraire au règne de la loi et à une sage administration, ce qui se rapproche le plus de la

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tyrannie : un petit nombre de citoyens disposaient seuls de toutes choses. Ce sont eux qui, dans l’espoir d’accroître encore leur propre puissance, si le Mède avait l’avantage, continrent le peuple par la force et donnèrent entrée aux barbares. Ainsi la nation, prise dans son ensemble, n’était pas maîtresse d’elle-même quand elle tint cette conduite  ; il n’est donc pas juste de lui imputer une faute commise lorsqu’elle n’était point sous l’empire des lois. Ce qu’il faut consi- dérer, c’est notre attitude après le départ du Mède et le rétablissement des lois. Lorsque, plus tard, les Athéniens attaquèrent la Grèce et tentèrent en particulier de soumettre notre pays  ; lorsque déjà, grâce aux séditions, ils en occupaient la plus grande partie, nous les avons combattus à Coronée : vainqueurs, nous avons affranchi la Béotie. Maintenant, nous coopérons activement à l’affranchissement général en fournissant de la cavalerie et des secours de toute sorte, dans une plus forte proportion qu’aucun autre des alliés. Voilà notre réponse à l’accusation de Médisme.

LXIII. « C’est bien plutôt vous qui avez trahi les Grecs, et mérité tous les châtiments, nous allons tâcher de le démontrer : c’est, dites-vous, pour vous venger de nous, que vous êtes devenus alliés et citoyens d’Athènes. Mais alors il fallait vous borner à appeler les Athéniens contre nous, et ne pas marcher avec eux contre les autres Grecs  ; vous le pouviez, quand bien même ils eussent voulu vous contraindre, puisque vous aviez antérieurement contracté avec les Lacédémoniens, contre les Mèdes, une alliance dont vous vous réclamez sans cesse. Cette alliance suffisait du moins pour arrêter notre marche contre vous, et, ce qui est d’un

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grand poids, pour vous permettre de délibérer sans crainte. Mais vous avez choisi volontairement, et avant d’y être forcés, le parti des Athéniens. Et vous prétendez qu’il eût été honteux de trahir vos bienfaiteurs  ! Il était bien plus honteux et plus injuste de vous montrer traîtres à tous les Grecs, à qui vous liaient vos ser- ments, qu’aux Athéniens seuls. Ceux-ci travaillent à l’asservissement de la Grèce, ceux-là à son affranchissement. Et d’ailleurs votre reconnaissance a été au delà du service reçu  ; elle vous a couverts de honte : car c’est pour repousser l’oppression, dites-vous, que vous les avez appelés à votre secours, et c’est pour opprimer les autres que vous vous êtes faits leurs complices. Cependant il y a moins de honte encore à ne pas témoigner une reconnaissance égale au service, qu’à consentir à l’injustice pour satisfaire à une obligation légitime.

LXIV. « Vous avez prouvé clairement que, si vous seuls ne vous êtes pas ralliés au parti des Mèdes, ce n’était point dans l’intérêt des Grecs, mais parce que les Athéniens ne s’y étaient pas rangés. Vous avez voulu les imiter et faire le contraire des autres. Et vous prétendez ici tirer avantage du bien que vous avez fait pour leur complaire  ! Cela n’est pas juste : puisque vous avez préféré les Athéniens, partagez avec eux les chances de la guerre, et ne mettez pas en avant l’alliance d’autrefois, comme si elle devait vous sauver aujourd’hui. Vous y avez renoncé  ; en la violant vous avez concouru à l’asservissement des Éginètes et de quelques-uns de ceux qui l’avaient jurée avec vous, bien loin de vous opposer à ces violences  ; et cela volontairement, sous l’empire des lois qui. vous régissent encore aujourd’hui, sans y être, comme nous, forcés

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par personne. La dernière invitation que nous vous avons faite, avant le siège, de rester en paix et de garder la neutralité, vous l’avez rejetée. Qui donc, plus que vous, doit être odieux à tous les Grecs  ? vous qui ne faites parade d’honnêteté que pour leur nuire  ! Le bien que vous prétendez avoir fait autrefois, vous venez de montrer qu’il ne vous appartenait pas  ; vous avez dévoilé jusqu’à l’évidence l’invariable penchant de votre nature  ; car vous avez suivi les Athéniens dans la voie de l’injustice. Ceci soit dit pour prouver que notre alliance avec les Mèdes fut forcée, et la vôtre avec les Athéniens toute volontaire.

LXV. « Quant à la dernière injustice que vous nous reprochez, à savoir d’avoir attaqué votre ville, contrairement au droit, en pleine paix et dans un jour de fête, nous ne croyons pas, même en cela, avoir plus de torts que vous. Si de nous-mêmes nous sommes venus attaquer votre ville et ravager votre territoire en ennemis, nous sommes coupables  ; mais si ce sont vos citoyens les plus considérables par la fortune et la naissance qui, pour vous détacher d’une alliance étrangère et vous réunir sous les antiques lois communes à tous les Béotiens, nous ont spontanément appelés, quel peut être notre tort  ? Les instigateurs sont plus coupables que ceux qui les suivent  ; mais, à notre avis, il n’y a eu faute ni de leur part, ni de la nôtre. Citoyens comme vous, et ayant plus à risquer, ils nous ont ouvert leurs remparts  ; ils nous ont introduits dans leurs ville en amis, non en ennemis  ; ils voulaient que ceux d’entre vous qui étaient mauvais ne le devinssent pas davantage, et que les bons fussent traités comme ils le méritaient  ; leur but était d’amender les esprits, non

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de nuire aux personnes  ; ils voulaient, non pas enlever les citoyens à leur patrie, mais tout au contraire former une seule famille, en vous conciliant l’amitié générale, sans vous créer aucun ennemi.

LXVI. « La preuve que nous n’agissions point en ennemis, c’est que, loin de maltraiter personne, nous avons tout d’abord invité à se joindre à nous ceux qui voudraient se gouverner suivant les anciennes lois communes à tous les Béotiens. Vous avez accédé volontiers à ces propositions, et, après avoir fait un accord avec nous, vous êtes d’abord restés en repos  ; mais ensuite, quand vous avez reconnu que nous étions en petit nombre, vous n’avez pas imité notre conduite à votre égard. — Et quand bien même il vous eût semblé que c’était un forfait inouï d’être entré sans l’aveu de votre populace, cela ne vous justifierait point. —Au lieu de nous engager à sortir, sans recourir à la violence, vous êtes tombés sur nous au mépris de la convention. Ce qui nous indigne surtout, ce n’est pas le massacre de ceux que vous avez tués dans la mêlée (ils ont péri victimes en quelque sorte du droit de la guerre)  ; mais ceux qui vous tendaient des mains suppliantes, que vous aviez pris vivants, à qui vous nous aviez promis ensuite de laisser la vie, les avoir égorgés contre toutes les lois, n’est-ce pas une atrocité  ? Et, après avoir commis ainsi trois crimes coup sur coup, infraction de l’accord, massacre après coup des prisonniers, violation de la promesse que vous nous aviez faite de ne pas les tuer, si nous respections vos campagnes, vous nous accusez d’avoir enfreint les lois, et vous prétendez échapper au châtiment de vos crimes  ! Non, assurément, du moins si les Lacédémoniens jugent

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avec équité. Mais vous recevrez le prix de tous ces forfaits.

LXVII. « Nous sommes entrés dans ces détails, ô Lacédémoniens, et pour vous et pour nous-mêmes  ; pour vous, afin que vous sachiez que vous les condamnerez justement  ; pour nous-mêmes, afin d’établir que notre vengeance est plus légitime encore. Ne vous laissez pas fléchir au récit de leurs anciennes vertus, s’il est vrai qu’ils en aient montré jamais  ; car, si ces vertus sont une recommandation pour les opprimés, elles appellent un double châtiment sur ceux qui commettent quelque infamie, parce qu’il leur appartenait d’autant moins de faillir. Qu’il ne leur serve de rien de gémir, d’invoquer la pitié, d’en appeler aux tombeaux de vos pères et à leur propre délaissement  ; car nous leur oppose- rions notre jeunesse bien plus cruellement traitée par eux  ; nous dirions le massacre de ceux dont les pères ont péri à Coronée en voulant rallier la Béotie à votre cause  ; nous invoquerions ceux qui gémissent aujourd’hui, vieillards délaissés  ; et tant de maisons désertes, qui vous supplient bien plus justement de leur accorder vengeance  ! On a droit à la pitié, quand on souffre sans l’avoir mérité  ; mais quand des hommes souffrent justement, comme ceux-ci, il y a lieu au con- traire de se réjouir.

« S’ils sont délaissés, ils le doivent à eux seuls  ; ils avaient les meilleurs alliés, et ils les ont repoussés volontairement. Sans avoir été offensés par nous, ils ont foulé aux pieds le droit et obéi à la haine bien plus qu’à la justice  ; même le châtiment qu’ils vont rece- voir n’égalera pas leur crime, car ils seront punis suivant les lois. Enfin, il n’est pas vrai, comme ils le

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prétendent, qu’ils nous aient tendu, au milieu du combat, une main suppliante  ; mais ils s’en sont remis euxmêmes, par un accord, aux décisions de la justice.

« Prenez donc en main, Lacédémoniens, la défense du droit commun de la Grèce, violé par eux  ; accordeznous une légitime récompense en retour du zèle que nous avons montré, nous victimes de ce droit méconnu  ; ne vous laissez pas séduire par leurs discours jusqu’à nous repousser  ; montrez aux Grecs, par un exemple, que ce n’est point à l’éloquence que vous accordez des prix, mais aux actions : quand elles sont bonnes, il suffît de les énoncer en peu de mots  ; mauvaises, les discours ornés et les belles paroles ne sont qu’un masque dont on les couvre. Si, au contraire, tous ceux qui ont le pouvoir, comme vous l’avez maintenant, sévissent contre les coupables  ; si vous rendez une sentence qui, comme exemple, s’applique à tous en même temps, on cherchera moins désormais à faire de beaux discours sur des actes injustes. »

LXVIII. Ainsi parlèrent les Thébains. Les juges lacédémoniens crurent que le mieux pour eux était de s’en tenir à la question proposée : « Si les Platéens leur avaient rendu quelque service pendant la guerre. » En effet, ils les avaient engagés primitivement à rester en repos, conformément au traité conclu avec Pausanias, après l’invasion des Mèdes  ; puis, avant l’investissement de la place, ils leur avaient proposé de rester neutres, d’après les stipulations du même traité, ce qui n’avait pas été accepté : ils pensaient donc que les Platéens, en rompant le traité, s’étaient, de propos délibéré, exposés au mal qu’on leur avait fait. Ils les firent venir, et demandèrent de nouveau à chacun d’eux : « si, dans le

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cours de la guerre, ils avaient fait quelque bien aux Lacédémoniens et à leurs alliés. » Sur leur réponse négative, ils étaient emmenés et mis à mort. Personne ne fut excepté. Il n’y eut pas moins de deux cents Platéens égorgés  ; vingt-cinq Athéniens, assiégés avec eux, subirent le même sort  ; les femmes furent réduites en servitude.

Quant à la ville, les Thébains la donnèrent à habiter, pendant un an environ, à des Mégariens chassés de leur patrie par une sédition, et à ceux des Platéens leurs partisans qui avaient survécu  ; mais ensuite ils la rasèrent tout entière jusqu’aux fondements. Avec les matériaux, ils élevèrent, près du temple de Junon, une hôtellerie de deux cents pieds de long, ayant tout autour des appartements hauts et bas. Ils firent entrer dans cette construction les toits et les portes des mai- sons de Platée  ; ils employèrent le fer et l’airain à des lits qui furent consacrés à Junon, et bâtirent en l’honneur de cette déesse un temple de pierre de cent pieds. Les terres furent confisquées et affermées pour dix ans au profit des Thébains.

Si les Lacédémoniens traitèrent les Platéens avec une telle rigueur, ce fut en quelque sorte, ou plutôt ce fut uniquement pour complaire aux Thébains, dont ils croyaient avoir besoin dans la guerre qui venait alors de commencer.

Ainsi périt Platée, quatre-vingt-treize ans après être entrée dans l’alliance d’Athènes.