History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Quand ces nouvelles furent arrivées à Athènes, on refusa longtemps de croire à un désastre si complet, malgré les assertions formelles des témoins les plus dignes de foi, échappés du milieu même de la déroute. Il fallut bien cependant se rendre à l’évidence. Alors le peuple se déchaîna, d’une part contre les orateurs qui avaient poussé à l’expédition , comme si lui-même ne l’eût pas votée ; de l’autre contre les colporteurs d’oracles, les devins et tous ceux qui, dans le temps, avaient par leurs prédictions éveillé l’espoir de conquérir la Sicile. On n’avait sous les yeux que des sujets de tristesse, d’effroi, de consternation. Les citoyens, chacun en particulier, avaient fait des pertes cruelles. La ville avait à regretter cette foule

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d'hoplites, cette cavalerie , cette jeunesse , qu’il était devenu impossible de remplacer. L’aspect des chantiers dégarnis, Yé-puisement du trésor, le manque d'équipage pour la flotte, tout se réunissait pour faire désespérer du salut. Au premier jour on s’attendait à voir les ennemis de Sicile cingler contre le Pirée après la victoire éclatante qu’ils venaient de remporter; ceux de Grèce, dont les forces étaient doublées, venir fondre sur Athènes par terre et par mer ; enfin les alliés soulevés leur donner la main. Néanmoins il fut décidé qu'on résisterait avec les ressources disponibles ; qu'on équiperait tant bien que mal une flotte, en rassemblant des bois et de l’argent ; qu’on surveillerait les alliés et particulièrement l’Eubée ; qu’on introduirait dans l’administration la plus sévère économie ; enfin qu’on élirait un conseil de vieillards pour donner leur avis préalable sur toutes les mesures à prendre [*](D’après la loi, toule décision de rassemblée du peuple devait être précédée d’un avis du conseil des Cinq-Cents. Il est probable que l’autorité jlont il s’agit ici était une commission choisie parmi les membres les plus âgés de ce corps, et chargée d’examiner préalablement les questions, avant que le conseil lui-même ne formulât son avis. ). Dans ce premier moment de terreur le peuple, selon sa coutume, était disposé à tout régulariser. Ces résolutions arrêtées forent mises à exécution sur-le-champ. L’été finit.

L’hiver suivant, le désastre des Athéniens en Sicile excita parmi les Grecs une fermentation générale. Ceux qui jusqu’alors étaient demeurés neutres ne croyaient pas pouvoir s'abstenir plus longtemps de se mêler à la guerre, même sans y être invités. Ils se disaient que, si les Athéniens eussent triomphé en Sicile, ils n'auraient pas manqué de les attaquer; d’ailleurs il leur semblait que cette guerre serait bientôt finie et qu’il était honorable d’y prendre part. Les alliés de Lacédémone redoublaient de zèle, dans l’espoir d’être bientôt délivrés de leurs longues souffrances. Mais rien n’égalait l’empressement des sujets d’Athènes à se révolter ; sans consulter leurs forces, sans écouter d’autres voix que celle de la passion, ils soutenaient que les Athéniens seraient hors d’état de se maintenir même l’été suivant. Chez les Lacédémoniens, la confiance était surtout accrue par la certitude que les alliés de Sicile, ne pouvant plus leur refuser le concours de leur marine, arriveraient en forces dès le printemps. Pour tous ces motifs, ils se préparaient à pousser les hostilités à outrance, convaincus que la guerre une fois terminée à leur avantage, ils n’auraient plus à redouter les dangers dont les eussent menacés les Athéniens et les Siciliens réunis ; et que, Athènes abattue, leur propre domination sur toute la Grèce serait irrévocablement assurée.

En conséquence et sans attendre la fin de l’hiver, leur roi Agis partit de Décélie avec des troupes, afin d'aller chez les

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alliés lever des subsides pour l’entretien de la flotte. Il se porta d’abord vers le golfe Maliaque, reprit aux OEtéens, anciens ennemis de Lacédémone, une grande partie de leur butin [*](Le butin que les peuplades du mont Œta avaient fait dans leurs continuelles incursions contre les habitants d’Héraclée-Tra-chinienne. Voyez liv. V, ch. li. ) et les frappa d’une contribution. Il contraignit ensuite les Achéens Phthiotes et les autres sujets des Tbessaliens dans ces contrées, malgré l’opposition et les plaintes de ces derniers, à fournir des otages et de l’argent. Il déposa oes otages à Corinthe, et ne négligea rien pour attirer ces peuples dans l’alliance.

Les Lacédémoniens ordonnèrent aux villes de leur ressort de construire cent vaisseaux; eux-mêmes durent en fournir vingt-cinq ; les Béotiens un pareil nombre ; les Phocéens et les Locriens quinze ; les Corinthiens quinze ; les Arcadiens, les Pelléniens et les Sicyoniens dix ; les Mégariens , les Trézé-niens, les Ëpidauriens et les ïïermionéens dix. Enfin ils firent toutes leurs dispositions pour entrer en campagne dès le retour du printemps.

Les Athéniens, comme ils l’avaient résolu, employèrent l’biver à construire une flotte ; à cet effet ils se procurèrent des matériaux. Ils fortifièrent aussi le cap Sunion, pour assurer l’arrivage des subsistances. Ils abandonnèrent le fort qu’ils avaient élevé en Laconie lors de l’expédition de Sicile, et supprimèrent , dans des vues d’économie, toutes les dépenses superflues; enfin ils redoublèrent de vigilance pour prévenir les défections des alliés.

Pendant qu’on se préparait ainsi de part et d’autre à la guerre comme si elle n’eût fait que de commencer, les Eu-béens les premiers députèrent, cet hiver même, auprès d’Agis, dans l’intention de se détacher d’Athènes. Ce roi accueillit leur proposition, et fit venir de Lacédémone Alcaménès fils de Sthé-nélaïdas avec Mélanthos, pour leur confier le commandement de l’Eubée. Ceux-ci arrivèrent, amenant avec eux environ trois cents Néodamodes ; mais pendant qu’Agis disposait tout pour leur trajet, survinrent des Lesbiens qui offraient aussi de faire défection. Secondés par les Béotiens, ils décidèrent Agis à ajourner ses projets sur l’Eubée pour appuyer la révolte de Lesbos. Agis leur donna pour harmoste[*](Les harmostes étaient des commissaires* extraordinaires qu’à cette époque les Lacédémoniens envoyaient dans les villes alliées, pour commander les garnisons et les habitants. C’est le seul endroit de Thucydide où cette autorité soit mentionnée. Peut-être était-elle alors de nouvelle création. PluS tard les exemples abondent. ) Alcaménès, qui était à la veille de s’embarquer pour l’Eubée ; les Béotiens leur promirent dix vaisseaux et Agis le même nombre.Tous ces arrangements se prenaient sans la participation de l’État de Lacédémone. Pendant tout le temps qu’Agis était à Décélie avec son armée, il était maître d’envoyer des troupes où bon lui semblait, comme aussi de faire des levées d’hommes et d’argent.

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On peut dire qu'à cette époque les alliés lui obéissaient mieux qu’aux Lacédémoniens de la ville ; car les forces dont il disposait le rendaient partout redoutable.

Au moment où il se préparait à secourir les Lesbiens, les habitants de Chios et d’Ërythres, également portés à la défection, s’adressèrent , non point à Agis, mais à Lacédémone. En même temps arriva un ambassadeur de la part de Tissapherne, qui gouvernait au nom du roi Darius fils d’Artaxerxès les provinces inférieures[*](Les provinces inférieures ou maritimes étaient la portion de l’Asie Mineure située le long des côtes occidentales, savoir : la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Mysie et la Lydie. L’empire des Perses avait une double circonscription : 1° les satrapies, pour le gouveme- ment civil et la perception des impôts; 2° les arrondissements militaires, composant plusieurs satrapies et ayant une place d’armes et un commandant désigné d’avance éventuellement. Ce commandant militaire (στρατηγός) cumulait quelquefois ces fonctions avec celles de satrape d’une province, comme c’est ici le cas pour Tissapherne et plus tard pour Cyrus le Jeune. ). Tissapherne appelait les Péloponésiens, en s’engageant à leur fournir des vivres. Le roi venait de lui réclamer les tributs de son gouvernement, que les Athéniens ne lui avaient pas permis de faire payer aux villes grecques. Il espérait donc, en affaiblissant la puissance d’Athènes, faciliter' la rentrée des tributs. D’ailleurs il désirait attirer les Lacédémoniens dans l’alliance du roi, afin qu’ils l’aidassent à exécuter l’ordre qu’il en avait reçu de prendre mort ou vif Amorgès, bâtard de Pissouthnès, révolté ea Carie. C’est ainsi que les Chiotes et Tissapherne se trouvèrent agir de concert.

Sur ces entrefaites , Calligitos fils de Laophon de Mé-gare, et Timagoras fils d’Athénagoras de Cyzique, tous deux exilés de leur patrie et réfugiés auprès de Pharnabaze fils de Pharnacès, arrivèrent à Lacédémone avec mission d’obtenir pour ce satrape l’envoi d’une flotte dans l’Hellespont. Il aspirait, ainsi que Tissapherne, à détacher des Athéniens les villes de son gouvernement, pour faciliter la perception des tributs, et à négocier une alliance entre le roi et les Lacédémoniens. Tandis que les députés de Pharnabaze et ceux de Tissapherne agissaient ainsi chacun de leur côté, il y eut une grande lutte à Lacédémone, les uns voulant qu’on envoyât d’abord une flotte et une armée en Ionie et à Chios, les autres dans l’Hellespont. Cependant les Lacédémoniens, à une grande majorité, accueillirent de préférence les propositions de Chios et de Tissapherne ; et cela devait être, car elles étaient appuyées par Alcibiade que d’anciennes relations d’hospitalité unissaient à l’éphore Endios — c’est même à cause de ces relations que sa famille avait adopté le nom lacédémonien d’Alcibiade, déjà porté par le père d’Endios[*](Le nom d’Alcibiade, comme l’indique sa désinence, était d’origine lacédémonienne. Il y' avait deux séries d’Alcibiades, l’une à Lacédémone, l’autre à Athènes. Le père de Clinias s’appelait comme celui d’Endios; et, selon l’usage des Grecs, qui n’avaient pas de noms de famille, ces noms propres se transmettaient de l’aïeul au petit-fils. ). Les Lacédémoniens envoyèrent préalablement à Chios un périèque nommé Phrynis, pour s’assurer s’il y avait effectivement dans cette ville autant de vaisseaux qu’on prétendait, et si le reste de ses ressources était d’accord avec la renommée. Sur le rapport favorable de cet envoyé, les Lacédémoniens reçurent aussitôt dans leur alliance

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les villes de Chios et d’Ërythres, et décrétèrent l’expédition de «quarante vaisseaux, nombre suffisant, puisque les Chiotes affirmaient n’en avoir pas moins de soixante. On devait d’abord en faire partir dix avec le navarque 'Mélancridas ; mais un tremblement de terre étant survenu [*](Ce phénomène, au début d’une entreprise, était considéré comme de mauvais augure. Pour le même motif, une assemblée est ajournée, liv. V, ch. xlv. ), Mélancridas fut remplacé par Chalcidéus, et le nombre des vaisseaux équipés en Laconie réduit à cinq. Là-dessus l’biver finit, ainsi que la dix-neuvième année de la guerre que Thucydide a racontée.

Dès le commencement de l’été suivant [*](Vingtième année dè la guerre, ou 412 avant J. C.), les habitants de Chios pressèrent l’envoi de la flotte; ils craignaient que leurs démarches ne parvinssent à la connaissance des Athéniens, à l’insu desquels toutes ces députations avaient lysu. Les Lacédémoniens envoyèrent en conséquence à Corinthe trois Spartiates, avec ordre de faire transporter au plus tôt par-dessus ΓIsthme les bâtiments, de la mer où ils se trouvaient dans celle qui est du côté d’Athènes [*](C’est-à-dire du golfe de Corinthe dans le golfe Saronique. Sur le transport des vaisseaux, voyez liv. III, ch. xv, note 1. ) et de les diriger tous sur Chios, ceux qu’Agis avaient destinés pour Lesbos aussi bien que les autres. Ces navires, appartenant aux alliés, étaient au nombre de trente-neuf.