History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.
Ceux-ci, d’après cet avertissement, suspendirent pour cette nuit le départ, sans soupçonner la ruse; et, comme on n’était pas pàrti sur-le-champ, on résolut de laisser passer encore le lendemain, afin de procurer aux soldats le temps de faire les préparatifs les plus urgents. Ordre fut donné de se tenir prêts à partir en n’emportant que les objets de première nécessité, les vivres strictement indispensables, et d’abandonner tout le reste. Dans l’intervalle, les Syracusains et Gylippe prirent les devants avec l’armée de terre, barricadèrent les routes par où il était à croire que les Athéniens se dirigeraient, occupèrent tous les cours d’eau, enfin se disposèrent de leur mieux à recevoir les ennemis et à les repousser. En même temps, la flotte s’approchait du rivage et saisissait les vaisseaux athéniens ; quelques-uns avaient été brûlés par les Athéniens eux-mêmes, ainsi qu’il avait été décidé ; tous les autres, qui se trouvaient épars sur la plage, furent remorqués à loisir et emmenés sans opposition vers la ville.
Quand Nicias et Démosthène jugèrent les apprêts suffisants, le départ de l’armée s’effectua; c’était le surlendemain du combat naval. La situation des Athéniens était affreuse. Non-seulement ils avaient perdu leurs vaisseaux et voyaient leurs belles espérances faire place aux plus noirs pressentiments pour eux et pour leur patrie, mais encore l’évacuation du camp ^ présentait le plus douloureux spectacle à la vue et à l’esprit de chacun. Les morts étaient sans sépulture ; le soldat, qui voyait un des siens étendu sans vie, était glacé de tristesse et d’effroi. Ceux qu’on abandonnait vivants, les blessés et les malades, inspiraient encore plus de compassion et de sympathie; leurs supplications et leurs gémissements étaient à fendre le cœur. Ils conjuraient qu’on les emmenât, appelaient à grands cris tous ceux qu’ils apercevaient de leurs compagnons ou de leurs proches, se cramponnaient à leu ris camarades de tente déjà en marche, les suivaient aussi loin qu’ils pouvaient; puis, à bout de forces, ils s’arrêtaient en proférant des obsécrations et des sanglots ; en sorte que l'armée entière fondait en pleurs et avait la mort dans l’âme. Elle avait peine à s’éloigner de cette terre ennemie,
Nicias, voyant la démoralisation de son armée, parcourut les rangs, afin de relever de son mieux le courage des soldats par ses exhortations, L’ardeur qui l’animait, le désir de se faire entendre aussi loin que possible, donnaient à sa voix un timbre et une intensité extraordinaires.
« Même dans l’état où nous sommes, Athéniens et alliés, il faut conserver de l’espoir ; on se tire de plus mauvais pas. Ne vous reprochez point outre mesure des maux et des désastres que vous n'avez pas mérités. Moi qui suis plus faible qu’un autre —vous voyez où m’a réduit la maladie, — moi qui ne le cédais à personne dans ma vie privée et publique, je me vois exposé au même danger que le dernier des soldats. Et pourtant je me suis toujours montré, envers les dieux, fidèle observateur des pratiques établies; envers les hommes, constamment juste et sans reproche. Aussi n’ai-je pas perdu toute espérance en l’avenir ; les malheurs m’effrayent moins qu’on ne peut croire ; bientôt, peut-être, ils nous laisseront du répit. Le
« Que vos regards se tournent sur vous-mêmes, et que l’aspect d’une telle masse d’hoplites, marchant en belle ordonnance, ranime vos esprits abattus. En quelque endroit qu’il vous plaise de vous fixer, à l’instant vous formerez une cité inexpugnable, à qui nulle ville sicilienne ne pourra aisément résister. Veillez vous-mêmes à ce que votre retraite s’opère avec ordre et vigilance ; que chacun de vous se dise bien que le lieu où il sera obligé de combattre sera pour lui, en cas de succès, une patrie, un boulevard assuré. Nous irons nuit et jour, à marches forcées, car nos approvisionnements sont restreints; mais si une fois nous atteignons quelque place des Sicules, sur l’amitié desquels nous pouvons compter à cause de la crainte qu’ils ont de Syracuse, dès lors vous pourrez vous croire en sûreté. Je leur ai fait dire de venir à notre rencontre et de nous apporter des vivres.
« En un mot, soldats, songez-y bien : c’est pour vous une nécessité que la vaillance, car il n’y a dans le voisinage aucune place où la timidité puisse trouver un abri. Si vous échappez maintenant aux ennemis, vous obtiendrez chacun de revoir les objets de vos vœux ; et vous, en particulier, Athéniens, vous relèverez la grandeur, momentanément abattue, de votre patrie ; car ce sont les hommes qui font les villes, et non les murs ou les vaisseaux dénués de défenseurs. »
En prononçant cette harangue, Nicias parcourait les rangs de son armée. S’il voyait des soldats marcher à la débandade, il les ralliait et les reformait. Démosthène tenait aux siens à peu près le même langage. L'armée marchait en carré[*](Le carré (πλαίσιον) était un ordre de marche. 11 se composait de quatre divisions, rangées, la première et la dernière en phalanges, les deux latérales en colonnes. Le centre était réservé pour les bagages et pour les troupes légères. On adoptait cet ordre lorsqu’on avait à traverser des pays ouverts, où Ton s’attendait à être attaqué d’un côté ou de l’autre. Dans ce cas, le carré tout entier faisait halte, de manière à faire face à l'ennemi, de quelque côté qu’il se présentât. Ici il doit y avoir deux de ces carrés, celui de Nicias et celui de Démosthène. ), le corps de Nicias en avant, celui de Démosthène en arrière ; les valets et la foule sans armes étaient en dedans des hoplites.
Arrivés au passage de l’Anapos, ils y trouvèrent en bataille une division de Syracusains et d’alliés; ils la culbutèrent, franchirent le fleuve et poussèrent en avant. Les Syracusains les harcelaient sur les flancs avec leur cavalerie et leurs gens
Le lendemain, ils partirent de très-bonne heure, firent environ vingt stades, et descendirent dans une plaine où ils campèrent. Ce lieu étant habité, ils voulaient s’y procurer des vivres et faire provision d’eau; car la route qu’ils devaient parcourir en était; dépourvue à une grande distance. Pendant ce temps, les Syracusains prirent les devants, et retranchèrent le passage qu’il fallait traverser. C’était une colline élevée, bordée de part et d’autre par un ravin escarpé ; elle s’appelait Acréon-Lépas.
Le jour suivant, les Athéniens continuèrent à avancer ; mais les Syracusains, avéc une nuée de cavaliers et de gens de trait, entravaient leur marche en les coüvrant de javelots et en voltigeant sur leurs flancs. Les Athéniens, après avoir longtemps combattu, regagnèrent leur campement de la veille. Le manque de vivres commençait à se faire sentir, la cavalerie ennemie ne permettant plus à personne de s’écarter.
De grand matin ils levèrent le camp, se Ternirent en route, et tâchèrent de gagner la colline fortifiée. Us trouvèrent devant eux, au-dessus des retranchements, l’infanterie syracu-saine, massée sur ce terrain étroit. Les Athéniens abordèrent la position et tentèrent de l’enlever d’assaut ; mais, exposés à des coups plongeants, ils ne purent forcer le passage ; ils se replièrent et prirent du repos. En ce moment il survint des tonnerres mêlés de pluie, phénomène ordinaire aux approches de l’arrière-saison. L’abattement des Athéniens en fut accru ; ils s’imaginèrent que tout conspirait pour leur perte. Pendant qu’ils se reposaient, Gylippe et les Syracusains envoyèrent un détachement élever un second mur derrière eux, sur le chemin qu’ils avaient parcouru; mais les Athéniens l’empêchèrent. Après cela, toute l’armée se rabattit vers la plaine, et y bivaqua.
Le lendemain, elle continua sa marche, malgré les attaques incessantes des Syracusains. Si les Athéniens s’avançaient contre eux, ils reculaient ; s’ils cédaient le terrain, les ennemis les pressaient en assaillant les derniers rangs, afin de répandre, par ces engagements partiels, l’épouvante dans toute la troupe. Les Athéniens résistèrent quelque temps à ce genre d’attaque; ils firent ainsi cinq ou six stades, après quoi ils se reposèrent dans la plaine. Les Syracusains s’éloignèrent et regagnèrent leur camp.
Nicias et Démosthène, voyant le fâcheux état de l’armée, le manque absolu de subsistances et le grand nombre de blessés, prirent le parti d’allumer pendant la nuit autant de feux que possible, et d’exécuter leur retraite, non plus dans la direction projetée, mais en sens contraire aux positions gardées par les Syracusains, c’est-à-dire vers la mer [*](Le premier projet des Athéniens était de.se retirer à Catane. Ils avaient donc d’abord à traverser l’Anapos, puis à cheminer au N., en laissant les Epipoles à main droite. Le chemin moderne. passant par le village de Floridia et par les montagnes dites Sierra di Buon Giovanni, rejoint près de Thapsos la route directe de Syracuse à Catane. Mais les Athéniens, n’ayant pu franchir ces montagnes défendues par les Syracusains, se décident à changer de direction et à se retirer chez les Sicules, dans la partie S. O. de la Sicile. Us reviennent donc sur leurs pas pour atteindre la route qui longe la côte au S. de Syracuse. ). Cette dernière route ne conduisait plus l’armée à Catane, mais dans la partie opposée de la Sicile, vers Camarine, Géla et les autres villes, grecques ou barbares, de ces parages. Ils allumèrent donc une multitude de feux, et partirent de nuit; rùais ils tombèrent dans la confusion, résultat ordinaire des terreurs paniques auxquelles sont sujets tous les grands corps d’armée dans les marches nocturnes, exécutées à travers un pays hostile et à proximité de l’ennemi. La division de Niçias, qui était la première, conserva ses rangs et prit beaucoup d’avance; mais celle de Démosthène, qui formait plus de la moitié de l’armée, se rompit et chemina en désordre. Cependant, à la pointe du jour, ils arrivèrent au bord de la mer ; ils prirent la route d’Hélore [*](Voyez liv. VI, ch. lxvi, note 2- ) et gagnèrent du terrain. Leur intention était, une fois au bord du Gacyparis, d’en remonter le cours. Ils espéraient rencontrer ainsi les Sicules qu’ils avaient mandés. Parvenus à ce cou-rantd’eau, ils trouvèrent un détachement syracusain, occupé à retrancher et à palissader le passage. L’ennemi culbuté, ils passèrent outre, en se dirigeant vers une autre rivière nommée Ërinéos, C’était] l’itinéraire que leur traçaient leurs guides.