History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Mais quand ils virent Potidée investie, ils ne se tinrent plus en repos. Craignant et pour la place et pour ceux des leurs qui s’y trouvaient, ils invitèrent leurs alliés à se rencontrer à Lacédémone. Eux-mêmes s’y rendirent et accusèrent hautement les Athéniens d’avoir rompu le traité et offensé le Péloponèse. Les tëginètes n’osèrent pas envoyer ostensiblement une ambassade; mais ils poussèrent sourdement à la guerre, sous prétexte qu’ils ne jouissaient pas de l’indépendance qui leur avait été garantie par le traité. Les Lacédémoniens, après avoir convoqué ceux de leurs alliés qui avaient à se plaindre d’Athènes, à quelque titre que ce fût, tinrent leur assemblée ordinaire[*](11 se tint à Lacédémone deux assemblées distinctes au sujet de la guerre. Dans la première, dont il est ici question, les Lacédémoniens sont réunis pour entendre les plaintes de leurs alliés et pour décider en principe s’il y a lieu de regarder le traité de paix comme rompu. Dans la seconde (ch. cxix), les députés de toutes les villes alliées sont convoqués à Lacédémone, avec voix délibérative, pour voter la déclaration de guerre aux Athéniens. Dans cette dernière assemblée, on vote par ville et non par tête. ) et les invitèrent à parler. Plusieurs répondirent à cet appel et firent successivement entendre leurs griefs. En particulier les Méga-riens articulèrent diverses accusations graves ; ils se plaignirent surtout de ce que les Athéniens, contrairement au traité, leur fermaient tous les ports de leur obéissance ainsi que le marché d’Athènes[*](Ce décret, qui tuait le commerce de Mégare, fut porté par Cha-rinos, à l’instigation de Périclès, probablement dans l’été de l’année 432 av. J. C., très-peu de temps avant l’assemblée actuelle. Voyez Plutarque (Périclès, xxix) et plusieurs allusions d’Aristophane. ). Les Corinthiens, après avoir laissé les autres alliés aigrir les Lacédémoniens, parurent les derniers et s’exprimèrent ainsi :

« Lacédémoniens, la loyauté qui chez vous préside aux relations publiques et particulières fait que vous n’écoutez pas sans défiance les imputations dont on charge autrui. Si d’une part cette qualité est une marque de sagesse, de l'autre elle vous laisse dans une profonde ignorance des affaires du dehors. Bien que nous vous ayons plus d’une fois prévenus des torts que

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les Athéniens s’apprêtaient à nous faire, vous n’avez pas tenu compte de nos avertissements et vous les avez crus dictés par notre ressentiment personnel. Voilà pourquoi ce n’est pas avant l’offense reçue, mais seulement au moment où le mal s’accomplit, que vous avez convoqué les alliés ici présents, devant lesquels il nous appartient d’autant mieux de prendre la parole, que nous avons les plus justes motifs de plainte, nous qui sommes victimes à la fois des outrages d’Athènes et de votre indifférence,

« Si les injustices des Athéniens envers la Grèce étaient secrètes, il faudrait éclairer ceux qui pourraient les ignorer ; mais qu’est-il besoin de longs discours contre des gens qui, vous le voyez, ont déjà asservi les uns, dressent des embûches aux autres, surtout à nos alliés, et se sont préparés de longue main à la guerre? Autrement ils ne nous auraient pas enlevé Gorcyre et ils n’assiégeraient pas Potidée, deux places dont l’une est admirablement située pour favoriser toutes les entreprises sur le littoral de la Thrace, tandis que l’autre eût donné aux Péloponésiens une marine imposante.

« La faute en est à vous, qui leur avez permis d’abord de fortifier leur ville après les guerres Médiques, puis d’élever les longs murs, et qui n’avez cessé de ravir la liberté, non-seulement à leurs sujets, mais encore à vos propres alliés; car le véritable auteur de l’asservissement n’est pas tant celui qui l’impose, que celui qui, pouvant l’empécher, néglige de le faire, surtout s’il aspire au titre glorieux de libératéur de la Grèce.

« Puis c’est à grand’peine que nous avons été assemblés, sans même que la question soit nettement posée. Il s’agissait en effet de savoir, non pas si nous étions offensés, mais comment nous repousserions les offenses. Ceux qui les commettent s’avancent contre nous sans retard et avec un parti pris, tandis que nous délibérons encore. Nous connaissons par quelle marche progressive les Athéniens poursuivent le cours de leurs empiétements; aussi longtemps qu’ils se sont flattés, grâce à votre apathie, de rester dans l’ombre, ils ont modéré leur audace; mais une fois qu’ils vous sauront instruits et indifférents, ils se donneront libre carrière. Vous êtes les seuls des Grecs qui vous plaisiez dans l’inaction, qui vous défendiez non par les armes, mais par l’inertie; les seuls qui, pour abattre un adversaire, attendiez que ses forces soient doublées, au lieu de Pattaquer au début.

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« Et pourtant Ton vantait la fermeté de votre politique ; mais l’éloge était peu mérité. Nous savons que le Mède est arrivé des extrémités de la terre jusqu’au Péloponèse, avant de rencontrer de votre part une résistance sérieuse; et aujourd’hui vous fermez les yeux sur les entreprises des Athéniens, qui ne sont pas éloignés comme lui, mais qui sont à nos portes. Au lieu de prévenir leurs attaques, vous préférez les attendre et courir les chances de la lutte contre un ennemi devenu plus puissant. Vous n’ignorez pas cependant que le Barbare n’a dû qu’à lui-même la majeure partie de ses revers, et que, si nous avons jusqu’ici résisté aux coups des Athéniens, c’est grâce à leurs propres fautes bien plus qu’à votre appui ; car les espérances placées en vous ont déjà perdu bien des gens, qui, par excès de confiance, ont été pris au dépourvu.

« Que nul de vous ne voie dans nos paroles des accusations haineuses plutôt qu’une juste remontrance ; les remontrances s’adressent à des amis en faute, les accusations à de coupables ennemis.

« D’ailleurs nous pensons avoir, plus que personne, le droit d’infliger le blâme à autrui, éar de graves intérêts sont engagés de notre côté, sans que vous paraissiez vous en faire une juste idée. Vous n’avez pas réfléchi non plus au caractère de ces Athéniens que vous allez avoir à combattre, caractère qui contraste si complètement avec le vôtre.

« Us sont entreprenants et aussi prompts à exécuter un projet qu’à le concevoir; vous, il vous suffit de conserver ce que vous possédez; jamais vous ne visez au delà, jamais voifs ne prenez même les mesures indispensables. Us ont plus d’audace que de force, plus de témérité que de jugement; ils vivent d'espérance au milieu même des revers. Chez vous au contraire Faction ne répond jamais à la puissance ; vous vous défiez des choses même les plus sûres, et ne pensez jamais pouvoir sortir d’un mauvais pas. Ils aiment le mouvement, vous le repos; volontiers ils courent le monde, tandis qu’il n’y a pas d’hommes plus sédentaires que vous; sortir de ses foyers leur paraît un moyen d’accroître ses possessions, à vous de les compromettre. Vainqueurs de leurs ennemis, ils s’élancent à de nouvelles conquêtes; vaincus, ils ne se laissent abattre qu’un instant. Dès qu’il faut servir leur patrie, rien de moins à eux que leurs corps, rien de plus à eux que leur esprit. Échouent-ils dans leurs desseins, ils crient qu’on les dépouille; réussissent-ils, c’est peu en comparaison de ce qu’ils

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prétendent. Trompés dans leurs efforts, iîs se consolent par de nouvelles combinaisons; pour eux seuls l’espoir est réalisé aussitôt que conçu, tant l’action suit de près la pensée. Tout cela se poursuit avec des fatigues et des dangers sans fin; ils ne se donnent pas le temps de jouir, car ils ont hâte d'acquérir davantage. Pour eux, la meilleure fête, c’est le devoir accompli [*](Critique. indirecte des Lacédémoniens, qui ne se détournaient à aucun prix de la célébration de leurs grandes fêtes, tes Hyacinthies et les Carnies. Il est reconnu que ce qui retarda leur départ lors de la bataille de Marathon, fut ce genre de scrupule, plutôt que la raison alléguée par Hérodote (VI, cvi) et qui consistait à attendre la pleine lune. Voyez un exemple du même genre pour les -Gymnopédies (liv. V, cb. Lxxxii). ) ; une oisive tranquillité leur paraît plus à plainàre qu’une activité laborieuse. En sorte que, pour les caractériser d’un seul mot, on peut dire qu’ils sont nés pour n’être jamais en repos et n’y jamais laisser les autres.

« Et c’est en présence de tels antagonistes que vous vous croisez les brasl Vous ne croyez pas que le meilleur moyen d’assurer la paix soit de se préparer à la guerre tout en respectant la justice, tout en se montrant résolu à ne pas endurer un affront. Pour vous l’équité consiste à ne pas offenser les autres et à ne pas vous exposer pour votre propre défense. Vous y réussiriez à peine, si vous aviez des voisins qui vous ressemblassent; mais, nous venons de le dire, vos principes sont surannés en comparaison de ceux d’Athènes. Or il en est de la politique comme des arts ; ce sont toujours les nouveaux procédés qui prévalent. Pour une ville pacifique, rien de mieux que l’immobilité; mais, quand on est forcé de faire face de plusieurs côtés à la fois, il faut être fécond en ressources. Voilà pourquoi la politique des Athéniens, avec leur humeur aventureuse, a admis plus d’idées neuves que là vôtre.

Que ce soit donc ici le terme de vos lenteurs. Fidèles à vos promesses, marchez à la défense des Potidéates et de vos autres alliés, en entrant sans retard en Attique ; n’abandonnez pas des amis et des frères à d’implacables ennemis, ne nous réduisez pas à nous jeter, en désespoir de cause, dans les bras d’un autre peuple. Il n’y aurait là de notre part aucune injustice, ni devant les dieux qui reçurent nos serments, ni devant les hommes de sens; car les violateurs de la foi jurée ne sont pas ceux qui, abandonnés à eux-mêmes, cherchent asile et protection, mais ceux qui délaissent leurs confédérés. Si vous montrez de la bonne volonté, nous resterons avec vous; aussi bien ne ferions-nous pas une action louable en changeant d’alliés, et nous n’en pourrions trouver de plus sympathiques. Là-dessus délibérez avec sagesse, et faites en sorte que, sous votre suprématie, le Péloponèse ne descende pas du rang où vos ancêtres l'ont placé. »

Ainsi parlèrent les Corinthiens. Il se trouvait alors à

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Lacédémone des députés athéniens venus pour d’autres affaires. Informés des discours qui se tenaient dans l’assemblée, ils jugèrent à propos de s’y présenter, nullement pour repousser les inculpations des villes, mais pour montrer qu’il ne fallait rien décider à la hâte et sans mûr examen. Ils voulaient faire connaître toute l’étendue de la puissance d’Athènes, raviver les souvenirs des vieillards et instruire les jeunes gens de ce qu’ils pouvaient ignorer; en un mot, ils espéraient ramener les Lacédémoniens à des idées de paix. Ils se présentèrent donc et dirent qü’ils désiraient obtenir audience, s’il n’y avait pas d’empêchement. Admis dans l'assemblée, ils parurent à la tribune et prononcèrent le discours suivant :

« Nous n’avons pas été députés vers vous pour entrer en lice avec vos alliés, mais pour nous acquitter de notre mission. Cependant, informés qu’il s’élève contre nous de violentes clameurs, nous avons demandé la parole, non pour répondre aux villes qui nous accusent, — car vous ne sauriez être juges entre elles et nous, — mais afin que, dans une affaire de cette gravité, vous ne preniez pas légèrement et sur leurs discours une résolution fâcheuse. D’ailleurs nous désirons, au sujet de la question soulevée contre nous, faire voir que ce que nous possédons nous l’avons acquis sans injustice, et que notre ville mérite que l’on compte avec elle.

« A quoi bon remonter aux temps tout à fait anciens, qui nous sont connus seulement par de vagues traditions? Mais les guerres Médiques et autres événements dont vous avez une connaissance personnelle, nous sommes forcés de les rappeler, dût-on nous reprocher d'y revenir sans cesse. Lorsque nous bravions le danger, c'était dan ^l’intérêt de tous; et, puisque vous avez eu votre part des résultats, qu’il ne nous soit pas interdit d’en rappeler le souvenir, pour peu qu’il nous soit utile. Nous parlerons bien moins pour nous disculper, que pour vous faire voir quelle est la ville que vous aurez à combattre, si vous prenez une résolution funeste. t Disons-le donc : à Marathon nous fûmes les premiers et les seuls à combattre le Barbare ; et lorsqu’il vint pour la seconde fois, trop faibles pour lui résister sur terre, nous montâmes sur nos vaisseaux, et notre peuple tout entier livra le combat naval de Salamine; nous empêchâmes une innombrable flotte de ravager une à une les villes du Péloponèse, incapables de se prêter un mutuel appui. Le roi lui-mème le fit bien voir: vaincu sur mer, il se retira précipitamment avec la majeure

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partie de ses troupes, ne se jugeant plus en état de continuer la lutte.

« En cet événement qui montra d’une manière éclatante que le salut des Grecs était dans leurs navires, nous mîmes pour notre part au service de la Grèce les trois principaux éléments de succès : les vaisseaux les plus nombreux, le général le plus habile et un zèle à toute épreuve. Sur quatre cents vaisseaux, nous en fournîmes à peu près les deux tiers[*](D’après Hérodote (VIII, xlviii), le nombre exact des vaisseaux grecs rassemblés à Salamine était de trois cent soixante-dix-huit; celui des vaisseaux athéniens de deux cents (dont cent quatre-vingts montés par les Athéniens ou par les Platéens, et vingt prêtés à la ville de Chalcis). Le rapport indiqué par Thucydide est donc exagéré à l’avantage des Athéniens. Ce sont licences oratoires. La leçon τετρακοσίας est celle de tous les bons manuscrits. Poppo a cependant préféré τριακόσια;. Si ce dernier chiffre était véritable, l’orateur athénien n’aurait eu garde de dire à peu près deux tiers. ) ; notre général fut ce Thémistocle, qui obtint qu’on livrerait bataille dans un détroit, et qui par là évidemment sauva la patrie commune : aussi lui avez-vous décerné plus d’honneurs qu’à aucun des étrangers qui sont venus jamais à Lacédémone[*](Hérodote (VIII, cxxiv) rapporte que Thémistode s’étant rendu à Lacédémone après la bataille de Salamine, y reçut le plus honorable accueil. On lui décerna une couronne de laurier ; on lui fit présent du plus beau char qu’il y eût dans la ville; enfin, à son départ, trois cents jeunes gens à cheval l’accompagnèrent jusqu’à la frontière. ) ; enfin notre zèle fut poussé jusqu’aux dernières limites. Quand nous vîmes que, par terre, nul ne venait à notre aide, et que les autres peuples jusqu’à nos frontières étaient asservis, nous abandonnâmes notre ville, nous détruisîmes nos propriétés; et, ne voulant pas même alors trahir les alliés qui nous restaient encore, ou par notre dispersion leur devenir inutiles, nous montâmes sur nos vaisseaux pour affronter l’orage, sans vous garder rancune de votre tiédeur à nous secourir. Aussi pouvons-nous affirmer que nous ne fîmes pas moins pour vous que pour nous-mêmes. Quant à vous, c’est en laissant vos villes habitées, c’est pour en coqperver la possession, qu’alarmés sur votre salut bien plus que sur le nôtre, vous vous mîtes en campagne : car tant qu’Athènes fut debout, rien ne vint de votre côté ; tandis que nous, c’est en partant d’une ville qui n’existait plus, c’est en bravant le péril avec une bien faible espérance de la reconquérir, que nous aidâmes à vous sauver en nous sauvant nous-mêmes. Si au contraire, craignant comme tant d’autres pour notre pays, nous nous étions d’abord soumis aux Mèdes, ou que plus tard, nous considérant comme perdus, nous n’eussions pas eu le courage de nous embarquer, l’insuffisance de votre marine vous eût empêchés de livrer une bataille navale, et le Barbare fût arrivé sans obstacle à ses fins.

« Après tant de preuves de dévouement et d’intelligence, est-il juste que l’empire que nous possédons excite ace point la jalousie des Grecs? Nous l’avons acquis cet empire, non par violence, mais parce que les alliés, lorsque vous refusâtes d’achever la guerre contre les Barbares, nous déférèrent le commandement. Nous avons été contraints dès l’abord et par la nature des choses de donner à cet empire son extension actuelle ; en cela nous avons écouté la crainte, l’honneur et

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l'intérêt. En bntte à la haine générale, forcés de réprimer des défections, voyant votre vieille amitié faire place à la suspicion et à la malveillance, nous avons jugé périlleux de nous relâcher sur nos droits et de permettre aux défectionnaires de passer de votre côté. Or nul ne peut trouver materais qu'en présence des plus grands dangers on prenne soin de ses intérêts.

« Vous-mêmes, Lacédémoniens, vous commandez aux villes du Péloponèse, en y établissant le régime qui vous convient; mais si, dans le temps, vous aviez continué la guerre et encouru comme nous la haine dans le commandement, comme nous aussi vous auriez été à charge à vos alliés et obligés de les gouverner avec vigueur, sous peine de craindre pour vous-mêmes.

« Ainsi nous n’avdns rien fait d’étrange ni de contraire à la nature humaine, en acceptant un empire qu’on nous oiTrait, et en le retenant d’une main ferme, dominés comme nous l’étions par les motifs les plus puissants, l’honneur, la crainte et l’intérêt. Ce n’est pas nous qui avons donné un tel exemple ; de tout temps il a été admis que le plus faible fût maîtrisé par le plus fort. D’ailleurs nous croyons être dignes de l’empire, et vous en avez ainsi jugé vous-mêmes jusqu’au moment où des vues intéressées vous ont fait mettre en avant ces principes de justice qui n’ont jamais empêché personne de s’agrandir par la force, quand l’occasion s'en présentait. Ils méritent des louanges, ceux qui, tout en obéissant au penchant naturel à l’homme pour la domination, montrent plus d’équité que ne le permettrait leur puissance. Si le hasard voulait que d’autres prissent notre place, on verrait bientôt par comparaison combien nous sommes modérés. Et pourtant cette modération, loin de nous valoir de justes éloges, n’a été pour nous qu’une source de blâme.

« Nous avons beau, dans toutes nos contestations avec nos alliés, nous relâcher de nos droits, et maintenir l’égalité devant la loi, nous n’en passons pas moins pour rechercher les procès [*](Il s’agit ici des procès entre les Athéniens et leurs alliés. Chez les Grecs, le droit de rendre la justice était inséparable du droit de législation, dont il émanait. Aussi, dès qu’un £tat perdait son autonomie, il perdait en même temps sa juridiction. Il résultait de là que la plupart des alliés d’Athènes, réduits à l’état de sujets, étaient obligés d’aller plaider leurs causes devant les tribunaux de la ville souveraine, au risqué d’y rencontrer peu d’impartialité, lorsque leur partie adverse était un citoyen d’Athènes. ). Personne ne se demande pourquoi l’on ne fait pas le même reproche à tous ceux qui commandent à d’autres peuples et qui se montrent moins modérés que nous envers leurs sujets: c’est que, lorsqu’on peut user de violence, on n’a que faire de procès. Mais nos alliés, habitués à vivre avec nous sur un pied d’égalité, viennent-ils à éprouver quelque mécompte par suite d’une divergence d’opinion ou de l’autorité que nous donne notre prééminence, au lieu d’être reconnaissants de ce qu’on ne

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leur ôte pas le plus, mais seulement le moins, ils montrent plus de colère que si d’emblée nous eussions mis de côté la loi et commis des usurpations manifestes. Dans ce cas, ils n’auraient pas même songé à protester contre la soumission du plus, faible au plus foTt. C'est qu’apparemment on s’irrite plus de l’injustice que de la violence : la première, venant d’un égal, semble-être une usurpation ; la seconde, appuyée sur la force, passe pour une nécessité. Ainsi nos alliés, quoiqu’ils eussent à subir, sous l’oppression éu Mède, des lois bien plus rigoureuses, ne laissaient pas de s’y résigner, tandis que notre autorité leur paraît tyrannique. Faut-il s’en étonner? La domination présente est toujours odieuse. Quant à vous, s’il vous arrivait de nous supplanter et d’hériter de notre prééminence, vous ne tarderiez pas à voir s’évanouir cette faveur dont vous jouissez grâce à la crainte que nous inspirons, surtout si vous suiviez les mêmes principes que pendant la courte durée de votre commandement dans la guerre Médique [*](Allusion à la conduite despotique de Pausanias (ch. xcv), laquelle fut une des principales causes du mouvement qui porta les alliés ioniens et insulaires à -abandonner l’alliance de Lacédémone pour se ranger sous celle d’Athènes. ) ; en effet, vos mœurs sont incompatibles avec celles des autres nations, sans compter que chacun de vous, une fois hors de son pays, ne suit plus ni les usages de sa patrie ni ceux du reste de la Grèce.

« Délibérez donc mûrement, comme le mérite une question de la plus haute importance ; et n’allez pas, sur des idées et des accusations étrangères, vous jeter dans des embarras personnels. Avant de vous engager dans la guerre, songez à la grandeur des mécomptes qu’elle entraîne ; en se pro longeant, elle se plaît à multiplier les chances incertaines dont nos deux peuples sont encore éloignés pour le moment, sans qu’on puisse savoir quel est celui des deux partis que favorisera l’avenir. Quand on entreprend une guerre, on commence par où l’on devrait finir : on débute par les actions, et l’on attend d’avoir souffert pour avoir recours aux paroles. Pour nous, qui n’avons pas commis ce genre de faute et qui ne vous y voyons pas disposés, nous vous conseillons, pendant que nos résolutions sont libres encore, de ne pas rompre le traité et de ne pas violer les serments, mais de régler nos différends à l’amiable, conformément aux conventions; autrement, nous prendrons à témoin les dieux vengeurs du parjure, et nous tâcherons de nous défendre en suivant la route que nous auront tracée nos agresseurs. »

Tel fut le discours des députés d’Athènes. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les plaintes de leurs alliés et la réponse des Athéniens, les firent tous retirer et délibérèrent

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entre eux sur la question proposée. La majorité inclinait à prononcer que les Athéniens étaient coupables, et qu’il fallait leur déclarer la guerre immédiatement. Alors Archidamos, roi des Lacédémoniens, renommé pour ses lumières et pour sa modération, prit la parole et dit :

« J’ai traversé bon nombre de guerres, et je vois ici bien des gens de mon âge qui peuvent en dire autant ; ils n’imiteront donc pas le commun des hommes qui, par inexpérience, désirent la guerre, parce qu'ils la croient profitable et sans danger.

« Celle qui fait l’objet de votre délibération ne vous paraîtra pas sans importance, pour peu que vous y réfléchissiez. Aux Péloponésiens, aux peuples de notre voisinage, nous pouvons opposer une force égale, et ils sont à portée de nos coups ; mais comment entreprendre légèrement une lutte contre des hommes qui habitent une terre éloignée, qui ont une grande expérience de la mer, qui sont abondamment pourvus de toutes choses, richesses privées et publiques, vaisseaux, chevaux, armes, population plus nombreuse qu’en aucune autre contrée de la Grèce, et qui de plus Ont une foule d’alliés tributaires? Et sur quoi compterions-nous, pour nous hâter avant d’être suffisamment préparés? Sur notre marine? Mais à cet égard nous leur sommes inférieurs ; et, si nous voulons nous exercer et nous mettre en état de leur tenir tête, il faudra du temps. Sur nos finances? Encore moins; car nous n’avons pas de trésor public, et nous sommes peu disposés à contribuer de nos deniers.

« Peut-être se repose-t-on sur notre supériorité militaire et numérique, et pense-t-on qu’il nous serait facile de ravager leur territoire par des invasions réitérées. Mais les Athéniens possèdent beaucoup d’autres pays soumis à leur domination, et ils se procureront par mer ce qui leur manque. Si nous essayons d’insurger leurs alliés, il faudra des flottes pour les soutenir; car ils sont la plupart insulaires. Quelle espèce de guerre ferons-nous donc? A moins d’être les plus forts sur mer ou de leur enlever les revenus qui alimentent leur marine, nous recevrons plus de mal que nous n’en ferons. Π ne sera plus possible de quitter les armes avec honneur, surtout après avoir été leà premiers à les prendre.

« Ne nous berçons pas dé l’idée que cette guèrre se terminera promptement, si nous dévastons le pays ennemi. Je crains bien plutôt que nous ne la transmettions à nos enfants, tant

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il est improbable que les Athéniens, ce peuple si fier, se rendent esclaves de leur territoire, ou se laissent intimider par la guerre, comme si c’était chose nouvelle pour eux.

«. Je ne prétends pas que nous devions être insensibles au malaise de nos alliés, ou fermer les yeux sur les embûches qui leur sont tendues; ce que je dis, c’est qu-il ne faut pas encore faire appel aux armes, mais envoyer des députés et articuler nos griefs, sans menaces de guerre ni lâche condescendance. En attendant nous pousserons nos préparatifs; nous solliciterons l’adjonction de nouveaux alliés grecs ou barbares, pour tirer d’eux des secours maritimes ou pécuniaires. Et qui pourrait nous faire un crime, menacés comme nous le sommes par les Athéniens, de chercher notre salut dans l’alliance des Grecs et même des Barbares? En même temps, déployons toutes nos ressources. Si les Athéniens écoutent nos réclamations, ce sera bien ; autrement, dans deux ou trois années, nous marcherons contre eux, si on le juge à propos, avec des chances meilleures. Et qui sait si, voyant nos préparatifs en harmonie avec nos paroles, ils ne seront pas plus disposés à céder, surtout quand nous n’aurons pas encore entamé leur territoire, et qu'ils auront à délibérer, non sur des ruines, mais sur des biens encore intacts? Ne croyez pas qu’entre nos mains leur pays soit autre chose qu’un otage, d'autant plus sûr qu’il sera mieux cultivé. Il nous faut donc ménager ce pays le plus possible, et ne pas rendre leur défaite plus difficile en les poussant au désespoir.

Si an contraire, avec des préparatifs insuffisants et sur les plaintes de nos alliés, nous nous hâtons de ravager l’Attique, prenez garde que le Péloponèse n’en recueille de la honte et de l’embarras. On peut accorder les querelles des États et des individus; mais lorsque, pour des intérêts particuliers, nous aurons entrepris une guerre générale et d’une issue fort douteuse, il ne sera pas facile de la terminer avec honneur.

« N’allez pas vous imaginer que, nombreux comme vous l’êtes et n’ayant affaire qu’à une seule ville, il y ait lâcheté : à ne pas l’attaquer sur-le-champ. Les Athéniens n’ont pas moins d’alliés tributaires que nous ; or la guerre dépend bien moins des armes que de l’argent qui en seconde le succès, surtout quand la lutte est entre une puissance continentale et une puissance maritime. Commençons donc par nous en procurer, et ne nous laissons pas d’abord entraîner par les discours de nos alliés. Puisque c’est nous qui aurons la responsabilité des résultats,

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quels qu'ils soient, donnons-nous au moins le temps de la réflexion.

«Quant à cette lenteur, à cette temporisation qu’on nous reproche, gardez-vous d'en rougir; la précipitation ne ferait que reculer le terme d'une guerre entreprise sans préparatifs. D’ailleurs nous habitons une ville qui n’a pas cessé d’être libre et grandement illustrent ce dont on nous blâme n'est autre chose qu'une sage modération. C’est à cette qualité que nous devons de n’être ni insolents dans les succès, ni abattus comme tant d’autres dans les revers; de ne pas nous laisser précipiter dans le péril par les flatteries qu’on nous adresse, et d’étre impassibles aux reproches par lesquels on essaye de nous irriter.

« Cette prudence nous rend à la fois propres à la guerre et au conseil : à la guerre, parce que la modération est la source de l’honneur et l'honneur celle du courage; au conseil, parce que nous avons été élevés trop simplement pour mépriser les lois et trop sévèrement pour les enfreindre ; enfin, parce que n'étant pas initiés aux connaissances oiseuses, nous ne possédons pas l’art de critiquer en belles phrases les plans de nos ennemis, sans nous soucier si nos actions répondront à nos paroles. Nous croyons que les idées d’autrui valent bien les nôtres et qu'on ne peut faire d’avance la part de l’avenir. Il faut toujours présumer nos adversaires bien inspirés et leur opposer des préparatifs réels, ne point placer nos espérances dans les fautes qu'ils pourront commettre, mais plutôt dans la justesse de nos calculs. Ne vous figurez pas qu’il y ait une grande différence entre un homme et un autre homme : s’il en est un qui excelle, c’est celui qui a été formé à l’école de la nécessité.

« N’abandonnons pas les maximes que nos pères nous ont léguées et dont nous nous sommes toujours bien trouvés. Ne décidons pas en un seul instant du sort de tant d’hommes, de tant de richesses, de tant de villes, de tant de gloire ; mais délibérons à loisir ; nous le pouvons mieux que d’autres parce que nous sommes forts. Envoyons à Athènes une première ambassade au sujet de Potidée, une seconde pour exposer les plaintes de nos alliés; c'est un devoir, puisque les Athéniens offrent l’arbitrage, et que celui qui s'y réfère ne doit pas être de prime abord traité en ennemi. Pendant ce temps, préparons-nous à la guerre; c’est le meilleur parti à prendre, celui qui inspirera à nos adversaires le plue de terreur. »

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Tel fut le discours d’Archidamos. SthénélaïdasT un des éphores en charge, s’avança le dernier et dit :

« Je n’entends rien à toutes les arguties des Athéniens. Ils se sont donné force louanges, mais n’ont nullement prouvé qu'ils ne portent pas atteinte aux droits de nos alliés et à ceux du Péloponèse. Si jadis leur conduite fut belle contre les Mèdes et qu’aujourd'hui elle soit coupable envers nous, ils méritent une double peine , pour être devenus méchants de bons qu’ils étaient. Pour nous, nous sommes toujours les mêmes; et, si nous sommes sages, nous ne souffrirons pas qu’on offense nos alliés ; nous n’hésiterons pas à prendre leur défense, puisqu'on n'hésite pas à les maltraiter; D’autres ont de l’argent, des vaisseaux, des chevaux en abondance : nous avons, nous, de braves alliés, qu’il ne faut pas livrer aux Athéniens. Il ne s’agit pas ici de discussions ni de paroles, car ce n'est pas en paroles qu’ils sont attaqués; il faut leur porter secours au plus tôt et de toutes nos forces. Que nous parle-t-on de délibérer lorsqu’on nous outrage? C’est à ceux qui méditent l’injustice à délibérer longuement. Votez donc la guerre, Lacédémoniens, comme il est digne de Sparte; ne laissez pas les Athéniens s’agrandir davantage et ne trahissez pas vos alliés; mais, avec l’aide des dieux, marchez contre de perfides agresseurs. »