History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Les Lacédémoniens députèrent de leur côté à Athènes, pour accuser Thémistocle du même crime de médisme que Pausanias. Ils prétendaient en avoir trouvé la preuve dans l’enquête relative à ce dernier, et demandaient que Thémistocle subît la même peine. Thémistocle, alors banni par l’ostracisme[*](Vostracisme était une sentence de l’assemblée du peuple à Athènes, par laquelle on bannissait pour un temps, sans accusation formelle ni débats publics, le citoyen dont la présence paraissait dangereuse pour l’égalité républicaine. C’était une précaution introduite, dit-on, par Clisthénès, après l’expulsion des Pisis-tratides (509 av. J. C.) pour prévenir le retour de la tyrannie. La durée de cet exil fut d’abord de dix ans, puis de cinq. Il n’entraînait ni confiscation ni infamie. Le bannissement de Thémistocle remonte à l’an 473 av. J. C. ), avait son domicile à Argos, d'où il faisait des excursions dans le reste du Péloponèse. Les Athéniens consentirent à se joindre aux Lacédémoniens pour le poursuivre, et envoyèrent avec eux des gens qui avaient ordre de l’amener, en quelque lieu qu’ils le trouvassent.

Thémistocle, prévenu à temps, s’enfuit du Péloponèse,

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et se réfugia chez les Corcyréens, qui lui avaient des obligations. Ceux-ci, craignant, s’ils le gardaient chez eux, de s’attirer l'inimitié de Lacédémone et d’Athènes, le firent passer sur le continent qui fait face à leur île. Suivi à la piste, il se vit contraint, dans un moment de détresse, de demander l’hospitalité chez Admète, roi des Molosses, qui n'était pas son ami. Ce prince était absent. Thémistocle se constitua le suppliant de sa femme, qui lui conseilla de s’asseoir près du foyer en tenant leur enfant dans ses bras. Admète arriva bientôt ; Thémistocle se fit connaître, et lui représenta que, malgré l’opposition qu’il avait faite aux demandes adressées par Admète aux Athéniens, il serait peu généreux de frapper un banni, un homme maintenant beaucoup plus faible que lui; qu’il y avait de la grandeur d’âme à ne se venger que d’un égal ;qu'enfm les requêtes d’Admète auxquelles il s’était opposé, n'avaient qu’un intérêt secondaire, tandis qu’il y allait pour lui de la vie, s’il était livré à ses persécuteurs. Il ajouta quels étaient leurs noms et leurs motifs.

Admète releva Thémistocle, avec l’enfant qu'il continuait à tenir dans ses bras, ce qui était la supplication la plus éloquente. Bientôt survinrent les députés d’Athènes et de Lacédémone; mais malgré leurs instances, le roi refusa de le leur livrer; et, comme Thémistocle témoignait le désir de se rpndre auprès du roi de Perse, Admète le fit conduire par terre jusqu'à Pydna, ville d’Alexandre, située sur l’autre mer[*](Pydna était en Macédoine, sur le golfe Ther-maïque. La Molosside, d’où vepait Thémistocle, est la portion méridionale de l’Êpire, conséquemment sur la mer Ionienne. Alexandre est le fils d’Amyntas et le prédécesseur de Perdiccas sur le trône de Macédoine. ). Là, trouvant un vaisseau marchand en partance pour l’Ionie, Thémistocle s’y embarqua, et fut porté par une tempête vers le camp des Athéniens qui assiégeaient Naxos[*](A l’occasion de la révolte de cette île contre les Athéniens. Voyez liv. I, ch. xcm. ). Craignant de tomber entre leurs mains, et inconnu de l’équipage, il découvrit au patron du navire son nom et la cause de son exil; ajoutant que, s’il ne le sauvait pas, il l’accuserait de le conduire à prix d’argent; que le plus sûr était de ne laisser personne sortir du vaisseau jusqu’à ce qu’on pût reprendre la mer; qu’enfin, s’il consentait à le servir, il serait dignement récompensé. Le patron fit ce' que Thémistocle lui demandait, mouilla un jour et une nuit au-dessus du camp des Athéniens, après quoi il atteignit Ëphèse. Thémistocle le gratifia d’une somme d’argent; car il en reçut d’Athènes, d’où ses amis lui en firent passer, et d’Argos où il en avait en dépôt.

Après avoir gagné la haute Asie avec un des Perses de la côte, il écrivit au roi Artaxerxès, fils de Xerxès, monté depuis peu sur le trône, une lettre ainsi conçue :

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«Mon nom est Thémistocle. Je viens à toi, après avoir fait plus de mal qu’aucun des Grecs à votre maison, aussi longtemps que j’ai dû repousser les attaques de ton père ; mais je lui ai fait encore plus de bien, lorsque je n’eus plus rien à craindre et qu’il fut lui-même en péril pour sa retraite. Aussi ai-je droit à quelque reconnaissance (c’était une allusion à l’avertissement qu’il avait donné au roi sur le départ des Grecs de Salamine, et au service qu’il lui avait soi-disant rendu en empêchant la rupture des ponts). C’est avec le pouvoir de te servir plus efficacement encore que je viens ici. victime de mon amitié pour toi. Je désire attendre un an pour te communiquer de vive voix les motifs de ma venue. »

Le roi admira, dit-on, la résolution de Thémistocle, et l’invita à donner suite à son dessein. Dans l’intervalle, Thémistocle apprit autant qu’il put la langue et les usages du pays; puis, l’année révolue, il se présenta au roi, qui l’éleva plus haut que pas un des Grecs venus auprès de lui. Il dut ces honneurs à l’estime qu’il s’était acquise, à l’espérance qu’il suggérait au roi de lui assujettir la Grèce, enfin à la haute intelligence dont il avait donné des preuves. Thémistocle avait montré de la manière la plus frappante ce que peut la nature ; à cefr égard, nul plus que lui ne méritait l'admiration. Grâce à la seule force de son génie, sans étude préalable ou subséquente, il jugeait par intuition des affaires présentes, et prévoyait avec une rare sagacité les événements futurs. Les questions qui lui étaient familières, il savait les mettre dans tout leur jour; celles qui étaient neuves pour lui, il ne laissait pas de les résoudre. Il discernait du premier coup d’œil les chances bonnes ou mauvaises des affaires encore obscures; en un mot, par son inspiration naturelle et sans aucun effort d’esprit, il excellait à trouver sur-le-champ les meilleures résolutions.

Il mourut de maladie ; quelques personnes prétendent qu’il s’empoisonna volontairement, lorsqu’il eut reconnu l’impossibilité de tenir les promesses qu’il avait faites au roi. Son tombeau est à Magnésie d’Asie sur la place publique. Il était gouverneur de cette contrée, le roi lui ayant donné pour son pain Magnésie, qui rapportait cinquante talents de revenu annuel ; pour son vin Lampsaque, le premier vignoble d'alors; enfin Myonte pour sa cuisine[*](Formule employée pour désigner les pensions allouées par les rois de Perse. Ainsi, selon Hérodote (I, xvcn), quatre villages de la Babylonie étaient affectés à l’entretien de la meute du satrape de la province. Ainsi encore Xénophon (Snobas*, 1. iv) parle de vidages donnés pour sa ceinture, c’est-à-dire pour sa toilette, à Parysatis, mère d’Artaxerxès. Platon (Alcibiade, I, p. lia) fait aussi allusion à cette coutume des rois de Perse. Cinquante talents valaient environ deux cent soixante-quinze mille francs. ). Ses parents assurent que, selon son désir, ses restes furent rapportés dans sa patrie et déposés en Attique à l’insu des Athéniens; car il n’était pas permis d’en terrer un homme banni pour trahison.

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Ainsi finirent le Lacédémonien Pausanias et l’Athénien Thé-mistocle, les deux Grecs les plus illustres de leur temps.

Telles avaient été, lors de la première ambassade, les sommations faites et reçues par les Lacédémoniens, relativement aux sacrilèges. Une seconde députation vint à Athènes pour dem Aider la levée du siège de Potidée et l’affranchissement d’Égine, enfin — comme condition absolue du maintien de la paix — l’abrogation du décret qui fermait aux Mégariens les ports de la domination athénienne et le marché d’Athènes. Les Athéniens ne voulurent rien entendre et ne rapportèrent point le décret. Ils accusaient les Mégariens de cultiver la terre sacrée et celle qui n’avait point de limites[*](Deux territoires distincts, situés sur les confins de l’Attique et de la Mégaride. Le premier était consacré à Cérès et à Proserpine, comme dépendance du temple d’Éleusis. Le second avait été longtemps un sujet de litige entre les deux peuples voisins, mais enfin il avait été convenu que ni l’un ni l’autre ne le cultiverait ), comme aussi d’accueillir les esclaves fugitifs. Les derniers députés qui vinrent de Lacédémone, savoir Ramphias, Mélésippos et Âgésan-dros, n’articulèrent aucune des réclamations précédentes, mais le bornèrent à présenter l’ultimatura suivant : « Les Lacédé-noniens désirent la paix ; elle subsisterait si vous laissiez les Grecs indépendants. » Là-dessus les Athéniens se formèrent en assemblée, et la discussion s'engagea. On convint de délibérer une fois pour toutes et de donner une réponse définitive. Divers orateurs se firent entendre, et les deux opinions trouvèrent des défenseurs ; les uns soutenant que la guerre était nécessaire, les autres que le décret ne devait pas être un obstacle à la paix et qu’il fallait le rapporter. A la fin, Périclès, fils de Xan-thippos, qui était alors le citoyen le plus éminent d’Athènes, le plus habile dans la parole et dans l’action, parut à la tribune et s’exprima en ces termes :

« Je persiste toujours dans la pensée qu’il ne faut pas céder aux Péloponésiens, quoique je sache que les hommes ne mettent pas à poursuivre la guerre la même ardeur qu’à la décréter, et que leurs opinions varient au gré des circonstances. Je suis donc obligé de vous répéter encore une fois les mêmes conseils; et j’espère que ceux de vous que j’aurai persuadés, maintiendront, en cas de revers, nos résolutions communes, à moins qu’en cas de succès ils ne s’abstiennent de s’en attribuer la gloire. Les événements, ainsi que les pensées de l’homme, ne suivent pas toujours une marche rationnelle; c’est pour cela que nous imputons à la fortune tous les mécomptes qu’il nous arrive d’éprouver.

« Le mauvais vouloir dont les Lacédémoniens nous ont précédemment donné des preuves est plus évident aujourd’hui que jamais. Bien que le traité porte qu’on réglera les différends à

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l’amiable, chacun demeurant en possession de ses droits, ils n’ont point encore demandé d’arbitrage, et ils refusent celui que nous offrons; ils préfèrent vider la querelle parles armes et nous apportent, non plus des réclamations, mais des ordres. Ils nous enjoignent de lever le siège de Potidée, de rendre à Égine son indépendance, de retirer le décret relatif à Mégare ; enfin leurs derniers ambassadeurs nous somment de laisser les Grecs indépendants.

« N'allez pas vous imaginer que, si nous faisons la guerre, ce sera pour une cause aussi légère que le maintien du décret contre Mégare, ce qui est leur éternel refrain, et qu’il suffirait de rapporter ce décret pour éviter une rupture. Ne conservez pas l’arrière-pensée d’avoir pris les armes pour si peu. Cette prétention, minime en apparence, n’est au fond qu’un moyen de vous sonder et de reconnaître vos dispositions. Si vous cédez aujourd’hui, demain vous recevrez quelque injonction plus forte; car ils attribueront votre condescendance à la peur; tandis qu’en tenant ferme, vous leur ferez clairement entendre qu’ils doivent traiter avec vous d'égal à. égal.