History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« Mais à quoi bon récriminer sur le passé sans profit pour les circonstances actuelles? C’est en faveur de l’avenir qu’il faut s’émouvoir en venant en aide au présent. Nos pères nous ont appris à conquérir par des travaux la bonne renommée. Si vous leur êtes un peu supérieurs en richesse et en puissance, ce n’est pas. une raison pour vous départir de leurs louables maximes; ü serait impardonnable de perdre par l’opulence ce qui fut acquis par la pauvreté.

« Entreprenez donc cette guerre avec confiance, et cela pour plus d’un motif: d’abord à cause de l’oracle du dieu qui nous promet son assistance ; ensuite parce que le reste de la Grèce combattra pour nous, moitié par crainte, moitié par intérêt. Enfin vous ne serez pas les premiers à rompre une paix que le dieu lui-même, en nous excitant à la guerre, estime avoir été violée ; vous en vengerez plutôt la violation, car la rupture ne vient pas de ceux qui se défendent, mais de ceux qui commettent la première agression.

« Ainsi, de quelque part qu’on l’envisage, la guerre se présente à vous sous un aspect favorable, et nous sommes unanimes à vous la conseiller. Or, s’il est vrai que, pour les Etats comme pour les individus, l’identité des intérêts[*](Je lis ταύτά, eadem, au lieude ταυτα, hæc, et cela à cause du sens, qui me paraît être le même que cette phrase de Salluste (Catilina, xx) : Idem velle atque nolle, ea demum firma ami~ citia est. Comparez Cicéron, pro Plano, II, et Tite Live, XXXVI, vu. ) soit la plus sûre garantie, ne tardez pas à secourir les Potidéates, ces Doriens assiégés par des Ioniens (c’était l’inverse jadis), et à sauver la liberté du reste des Grecs. On ne peut plus accepter l’idée que, par l’effet de nos irrésolutions, les uns soient déjà maltraités, les autres sur le point de l’être ; et c’est ce qui ne peut manquer d’arriver, si l’on apprend que nous nous sommes assemblés et n’avons pas eu le courage de porter secours à nos alliés. Songez-y bien, la guerre est pour nous une nécessité autant qu’un acte de sagesse. Sachez la voter sans craindre le danger prochain, et par le désir d’une paix durable. C’est par la guerre que la paix s’affermit, tandis que le repos ne préserve pas de la guerre. Etant donc persuadés que la ville qui s’érige

62
en tyrau au milieu des Grecs nous menace tous egalement, puisqu’elle tient déjà les uns sous sa domination et qu’elle aspire à y placer les autres, marchons pour la réduire, afin de vivre désormais en sécurité et de délivrer les Grecs maintenant asservis. »

Ainsi parlèrent les Corinthiens. Quand tous les alliés eurent dit ce qu’ils avaient à dire, les Lacédémoniens prirent successivement l'avis de chacun des assistants, quelle que fût l’importance de la ville qu’il représentait. La grande majorité fut pour la guerre. Cette résolution arrêtée, il n’était pas possible de l'exécuter sur-le-champ, car rien n’était prêt encore. Chaque État dut se mettre en mesure dans le plus bref délai, toutefois une année n’était pas révolue, que les préparatifs se trouvèrent terminés, l’Attique envahie et les hostilités commencées.

Pendant l’intervalle, ils envoyèrent à Athènes des députés porteurs de leurs griefs, afin d’avoir un bon prétexte de guerre, si l’on refusait d’y faire droit. Dans une première ambassade, les Lacédémoniens demandèrent aux Athéniens d’expier le sacrilège commis envers la déesse ; voici en quoi il consistait.

Il y avait jadis à Athènes un homme appelé Cylon, vainqueur aux jeux Olympiques[*](La tentative de Cylon pour s’emparer de la tyrannie d’Athènes eut lieu en 612 av. J.C., cinquante-deux ans avant l’époque où Pisistrate exécuta le même projet. On n’est pas d’accord sût l’olympiade où Cylon avait été vainqueur. ); il était d’une famille ancienne, noble et puissante, et il avait épousé la fille de Théagénès, tyran de Mégare. Un jour que ce Cylon consultait l’oracle de Delphes, le dieu lui répondit de s’emparer de l’acropole d’Athènes pendant la plus grande fête de Jupiter. En conséquence Cylon emprunta des soldats à Théagénès, s’assura du concours de ses amis ; et, quand vinrent les fêtes Olympiques du Péloponèse, il se saisit de l’acropole dans le but d’usurper la tyrannie. Il pensa que c’était la plus grande fête de Jupiter, et qu’elle le concernait lui-même, en sa qualité de vainqueur à Olympie. Était-ce en Attique ou ailleurs qu’avait lieu la grande fête dont parlait l’oracle, c’est ce qui ne vint point à l’esprit de Cylon et ce que le dieu n’avait point indiqué. Or il existe à Athènes une fête de Jupiter Milichios, surnommée la grande ; elle se célèbre hors de la ville, et le peuple entier y fait des sacrifices où plusieurs, en place de victimes, présentent des offrandes en usage dans le pays [*](D’après le scholiaste, les pauvres offraient des gâteaux de farine qui avaient la forme d’animaux, tandis que les riches offraient des victimes proprement dites. ). Cylon, croyant bien comprendre l'oracle, exécuta son dessein; mais les Athéniens n’en eurent pas plus tôt connaissance qu’ils accoururent en masse de la campagne, cernèrent l'acropole et en firent le siège. Comme il traînait en longueur,

63
les Athéniens fatigués se retirèrent pour la plupart, en laissant aux neuf archontes le soin de le continuer, avec pouvoir (le prendre toutes les mesures qu’ils jugeraient convenables. En ce temps-là, c’étaient les archontes qui géraient la plus grande partie des affaires de PÉtat[*](Depuis la constitution de Solon et les progrès de la démocratie à Athènes, les attributions des archontes furent successivement restreintes. A l’époque de la guerre du Péloponèse, ces magistrats n’avaient plus que des fonctions judiciaires, l’instruction des causes, la présidence des tribunaux et l’intendance des fêtes. Quant au crime cylonien, Hérodote (V, lxxi) l’attribue, non pas aux archontes, mais aux prytanes des naucrares, qui, selon lui, avaient alors l’autorité. Le passage de Thucydide pourrait être une rectification d’Hérodote (comme au chap. xx), quoique au fond les deux assertions ne soient pas contradictoires. ). La troupe de Cylon, ainsi bloquée, avait beaucoup à souffrir du manque de vivres et d’eau Cylon s’esquiva avec son frère; les autres étant serrés de près, quelques-uns même mourant de faim t s’assirent en suppliants sur l’autel de l’acropole. Quand on les vit ainsi expirer dans le lieu sacré, ceux des Athéniens à qui la garde avait été commise, les relevèrent avec promesse de ne leur faire aucun mal; mais à peine furent-ils sortis qu’ils les tqèrent; chemin faisant, ils égorgèrent un certain nombre d’assiégés qui s’étaient assis au pied de l’autel des déesses vénérables[*](Les Euménides ou Furies, dont le sanctuaire se trouvait situé au pied de l’acropole. ). Aussi furent-ils réputés impies et entachés de sacrilège, eux et leurs descendants. Ces impies furent chassés une première fois par les Athéniens[*](Lorsque, affligés par une maladie contagieuse, ils firent venir de Crète le devin Épiménide, qui ordonna la purification. d’Athènes, en 694 av. J. C. (Plutarque, Vie de Solon, xii.) ), une seconde fois par le Lacédémonien Cléoménès, d’accord avec l’un des partis qui divisaient Athènes[*](Avec le parti aristocratique ou la faction d’isagoras, à laquelle Cléoménès, roi de Lacédémone,' était venu prêter main-forte. (Hérodote, V, LXXII.) ). On ne se contenta pas d’expulser les vivants ; on exhuma les ossements des morts pour les jeter hors des frontières. Cependant ces exilés rentrèrent plus tard à Athènes , et leur postérité s’y trouve encore aujourd’hui[*](Il s’agit en particulier de la grande famille des Alcméonides, dont le chef Mégaclès se trouvait être premier archonte ou éponyme à l’époque du crime cylonien. ).

En réclamant cette expiation, les Lacédémoniens avaient l’air de venger la majesté des dieux ; mais ils n’ignoraient pas que Périclès, fils de Xanthippos, était impliqué dans ce sacrilège par sa mère[*](Agariste, mèredePériclès, était nièce de l’Alc-méonide Mégaclès. ); et ils pensaient que, s’ils parvenaient à le faire bannir, ils trouveraient les Athéniens plus traitables. Cependant ils espéraient moins obtenir ce résultat que discréditer Périclès auprès de ses concitoyens, comme étant, par sa naissance, une des causes de la guerre. Périclès était alors l’homme le plus influent d’Athènes ; il dirigeait la république, et faisait une opposition constante aux Lacédémoniens, en empêchant qu’on ne leur cédât et en soufflant le feu de la guerre.

Les Athéniens demandèrent en revanche l’expiation du sacrilège de Ténare. Il faut savoir que les Lacédémoniens avaient jadis fait lever de l’autel de Neptune, à Ténare, des Hi-lotes suppliants, et les avaient mis à mort. C’est à cette raison qu’ils attribuent le grand tremblement de terre de Sparte[*](Comme étant l’effetde la vengeance de Neptune. Ce dieu était considéré comme l’auteur des tremblements de terre. ).

Les Athéniens leur demandèrent aussi d’expier le sacrilège commis envers la déesse à maison d’airain[*](Minerve, protectrice de Sparte. Le surnom de χαλκοῖκος donné à cette divinité vient de ce que son temple avait des portes d’airain et un revêtement intérieur de plaques de ce métal. Ce temple était situé au sommet de l’acropole, c’est-à-dire de la plus haute des collines sur lesquelles Sparte était bâtie. ). Je vais dire quelle avait été l’occasion de ce sacrilège.

64

Quand le lacédémonien Pausanias, rappelé une première fois par les Spartiates du commandement qu’il avait dans PHellespont, eut été jugé par eux et absous, on ne lui confia plus de mission publique ; mais lui-même affréta une trirème d’Hermione; et, sans l’aveu des Lacédémoniens, il retourna dans l’Hellespont, prétextant la guerre de Grèce, mais au fond pour continuer les intrigues qu’il avait nouées avec le roi dans le but de s’établir une domination sur les Grecs. L’origine de toute cette affaire fut un service qu’il avait eu l’adresse de rendre au roi. Lorsque, dans sa première expédition, après sa retraite de Cypre, il eut pris sur les Mèdes la ville de Byzance, on trouva, parmi les prisonniers, quelques parents et alliés du roi. Pausanias les lui renvoya à l’insu des confédérés, en laissant croire qu’ils s’étaient évadés. En cela il agissait de connivence avec Gongylos d’Ërétrie, auquel il avait confié le gouvernement de Byzance et la garde des captifs. Il envoya même ce Gongylos auprès du roi, avec une lettre ainsi conçue, compae on le découvrit dans la suite :

«Pausanias, général de Sparte, désirant t’être agréable, te renvoie ces hommes que sa lance a faits prisonniers. Mon intention est, si tu l’approuves, d’épouser ta fille et de réduire sous ton obéissance Sparte et le reste de la Grèce. Je crois être en mesure d’exécuter ce projet en me concertant avec toi. Si donc quelqu’une de mes propositions t’agrée, envoie vers la mer un homme de confiance, par l’entremise duquel nous communiquerons à l’avenir. »