History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése, Vol. 1-2. Zévort, Marie Charles, translator. Paris: Charpentier, 1852.
XVIII. « Voyez plutôt, et considérez nos malheurs actuels. Nous dont la réputation n’avait pas d’égale parmi les Grecs, nous venons vers vous solliciter nousmêmes ce que jusqu’ici nous nous croyions plus que personne en mesure d’accorder aux autres. Et cependant nos désastres ne tiennent ni à l’affaiblissement de nos forces, ni à l’insolence qu’inspire l’accroissement de la puissance : notre puissance était ce qu’elle fut toujours lorsque toutes nos prévisions ont été déçues ; et il n’est personne à qui le même malheur ne puisse arriver. Il ne faut donc pas que la prospérité présente de votre république et vos récents succès vous fassent croire que la fortune sera toujours avec vous. Les vrais sages sont ceux qui mettent en sûreté des biens dont ils connaissent l’instabilité ; ce sont aussi ceux qui savent le mieux tirer parti des revers de la guerre. Ils ne croient pas qu’on puisse prolonger les hostilités suivant son caprice, et prennent bien plutôt conseil des événements. Aussi, moins exposés que personne aux revers, parce qu’ils ne se laissent pas emporter par la confiance qu’inspire le succès, ils ne sont jamais plus disposés à mettre fin aux hostilités qu’au milieu de la prospérité.
« Voici pour vous, Athéniens, le moment opportun de tenir avec nous cette conduite : si, comme cela est très possible, il vous survenait plus tard quelque revers pour avoir négligé nos avis, on pourrait croire que c’est à la fortune seule que vous avez dû même vos succès actuels ; tandis que vous pouvez, sans courir aucun danger, léguer à la postérité une haute idée de votre puissance et de votre sagesse.
XIX. « Les Lacédémoniens vous convient à traiter et à mettre fin à la guerre ; ils vous offrent la paix, leur alliance, une amitié sans bornes, une réciproque intimité ; ils réclament en retour les guerriers enfermés dans l’île. Ils pensent que, pour les deux partis, il vaut mieux ne pas s’exposer à l’alternative de les voir ou s’échapper de vive force s’il se présente une occasion favorable, ou tomber dans une plus dure servitude s’ils sont réduits par un siège. Nous croyons aussi que le meilleur moyen de terminer d’une manière durable les grandes inimitiés n’est pas que l’un des deux partis, après une lutte opiniâtre, profite de ses avantages pour enserrer l’autre dans des serments forcés, et pour lui imposer des lois au nom de sa supériorité ; le mieux est que, tout en ayant le pouvoir d’en agir ainsi, il se mette, par sa modération et sa générosité, au-dessus de ces prétentions, et trompe l’attente de son adversaire en lui accordant des conditions modérées. Car l’adversaire, obligé dès lors non plus à se venger comme s’il eût été contraint, mais à payer de retour un acte de générosité, est, par pudeur, plus disposé à respecter les conventions. Mais c’est surtout envers ses plus grands ennemis qu’on doit tenir cette conduite, bien plus encore qu’envers ceux avec lesquels on n’avait que des
XX. « L’occasion est plus que jamais favorable pour une réconciliation mutuelle, avant qu’il vienne s’interposer entre nous un irrémédiable malheur[*](Le massacre des guerriers de Sphactérie.), qui soulèverait nécessairement contre vous la haine de tous et de chacun de nous[*](Chacun aurait en effet à venger un parent ou un ami, si les soldats de Sphactérie étaient égorgés.) et vous priverait des avantages que nous vous offrons spontanément. Réconcilions-nous donc pendant que le sort des armes est encore indécis, vous, avec la gloire et notre amitié en partage ; nous, avant la honte et sous le coup de revers encore sans gravité ; échangeons la guerre pour la paix, et donnons au reste des Grecs le repos après tant de souffrances. C’est à vous surtout qu’ils croiront devoir ces biens. Ils supportent les maux de la guerre sans trop savoir qui l’a commencée ; mais si elle vient à cesser, ce qui dépend surtout de vous, c’est à vous qu’ils en auront la reconnaissance. Vous pouvez vous assurer d’une manière durable l’amitié des Lacédémoniens ; eux-mêmes vous y sollicitent, et cela par bienveillance bien plus que par nécessité. Considérez d’ailleurs tous les avantages qui doivent résulter de celle union : lorsqu’il y aura entre nous accord de volontés, sachez que, plus forts que tous les autres peuples de la Grèce ensemble, nous obtiendrons de leur part une entière déférence. »
XXI. Ainsi parlèrent les Lacédémoniens ; ils
XXII. Les députés, sans faire aucune objection à cette réponse[*](Suivant Diodore (xii, 63), les ambassadeurs auraient proposé de rendre un nombre égal de prisonniers, et, sur le refus des Athéniens, ils auraient ajouté que ceux-ci estimaient les Lacédémoniens plus qu’eux-mémes, puisqu’ils ne consentaient pas à l’échange.), demandèrent qu’on nommàt, pour s’entendre avec eux, des commissaires avec lesquels ils pussent régler à l’amiable et après discussion les
XXIII. A leur arrivée, l’armistice de Pylos fut aussitôt rompu. Les Lacédémoniens réclamaient leurs vaisseaux, conformément à la convention. Mais les Athéniens prétextèrent d’une tentative faite sur la place, contrairement au traité, et de quelques autres griefs peu sérieux en apparence ; ils retinrent les vaisseaux, en arguant de la clause qui déclarait le traité nul s’il n’y était fait la moindre infraction. Les Lacédémoniens récriminèrent, se récrièrent sur ce que leurs vaisseaux étaient injustement retenus ; puis ils se retirèrent et reprirent les hostilités à Pylos. De part et d’autre elles furent poussées avec vigueur. Pendant le jour, les Athéniens faisaient régulièrement le tour de l’île avec deux bâtiments qui se croisaient ; et, la nuit, toute leur flotte stationnait alentour, excepté du côté de la mer quand il faisait du vént. Vingt bâtiments
XXIV. Cependant, en Sicile, les Syracusains et leurs alliés, ayant réuni à la flotte qui gardait Messène tous les autres bâtiments qu’ils avaient équipés, partirent de ce port pour reprendre les hostilités. Les Locriens surtout les excitaient, en haine des habitants de Rhégium, sur le territoire desquels ils venaient de pénétrer en masse. D’ailleurs, voyant que les Athéniens n’avaient que peu de vaisseaux dans ces parages, et informés que la plus grande partie des bâtiments, en particulier ceux qui devaient venir en Sicile, assiégeaient Sphactérie, ils voulaient tenter un combat naval. Vainqueurs sur mer, ils espéraient soumettre aisément Rhégium en l’attaquant par mer et par terre, et affermir ainsi leur puissance. Car le promontoire de Rhégium, en Italie, étant à peu de distance de Messène, en Sicile, les Athéniens ne pourraient plus stationner dans ces parages et rester maîtres du détroit. Ce détroit est formé par le bras de mer qui sépare Rhégium de Messène, au point où la Sicile est le plus rapprochée du continent. C’est à ce passage qu’on a donné le nom de Charybde : Ulysse, dit-on, l’a traversé. Comme il est fort étroit, et que deux vastes mers, celle de Thyrrhénie et celle de Sicile, s’y précipitent en courant avec violence, on l’a justement considéré comme dangereux[*](Aujourd’hui cette mer est généralement calme et n’offre aucun danger sérieux.).
XXV. Ce fut dans ce détroit que les Syracusains et leurs alliés, avec un peu plus de trente vaisseaux, furent amenés à combattre, à une heure avancée de la journée, à propos d’une barque qui traversait. Ils s’a- vancèrent contre seize vaisseaux d’Athènes et huit de Rhégium. Mais, vaincus par les Athéniens, ils perdirent un vaisseau ; chacun regagna, comme il put, sa station, les uns à Messène, les autres à Rhégium. La nuit mit fin à l’action.
Les Locriens sortirent ensuite du territoire de Rhégium. Les vaisseaux de Syracuse et des alliés se réunirent et abordèrent à Péloris[*](C’est là qu’est établi lé phare qui a donné son nom au détroit.), dépendance dé Messine, où se trouvait aussi l’armée de terre. Les Athéniens et ceux de Rhégium ayant fait voile de ce côté virent les vaisseaux vides et les attaquèrent. Mais un de leurs bâtiments fut accroché par une main de fer[*](On appelait ainsi un grappin, au moyen duquel on accrochait le vaisseau ennemi pour monter à l’abordage.) et l’équipage dut l’abandonner pour se sauver à la nage. Les Syracusains remontèrent sur leurs vaisseaux et se dirigèrent vers Messène en les remorquant le long de la côte avec des câbles. Attaqués de nouveau par les Athéniens, ils prirent le large, fondirent sur eux, et leur firent perdre un second bâtiment. Ils effectuèrent ainsi leur retraite le long des côtes, et rentrèrent au port de Messène, après avoir combattu sans désavantage.
Les Athéniens, sur l’avis que Camarina[*](Aujourd’hui Torre di Camarina.) allait être livrée aux Syracusains par Archias et ses adhérents,
Les Grecs de Sicile continuèrent ensuite la lutte sur terre, sans l’intervention des Athéniens.
XXVI. A Pylos, les Athéniens continuaient à assiéger les Lacédémoniens dans l’île, tandis que l’armée péloponnésienne conservait ses campements sur le continent. Le manque de vivres et d’eau rendait le blocus extrêmement pénible pour les Athéniens. Il n’y avait qu’une seule source, et encore peu abondante, dans la citadelle même de Pylos[*](Abel Blouët (Expéd. Scientif.) signale l’existence d’un puits d’eau douce à Vieux-Navarin.). La plupart creusaient le sable sur le bord de la mer, et on peut imaginer quelle eau ils buvaient. Resserrés dans un camp de peu d’étendue, ils se trouvaient fort à l’étroit : faute de mouillage pour les vaisseaux[*](Autour de Sphactérie.), une partie des équipages venait à terre prendre ses repas, pendant que les autres se tenaient à l’ancre, loin du rivage. Ils étaient surtout découragés par la longueur du siège ; car ils n’y avaient pas compté ; ils pensaient d’abord forcer en très peu de jours des hommes assiégés dans une île déserte, avec de l’eau saumâtre pour toute boisson. Ce retard tenait aux mesures prises par les Lacédémoniens : ils avaient fait appel à tous les hommes de
XXVII. Quand on apprit à Athènes que l’armêe souffrait et qu’il passait dans l’île des subsistance, on fut dans un grand embarras. On craignait que l’hiver ne
Cléon, sachant que des défiances s’élevaient contre lui pour s’être opposé à l’accommodement, prétendit que les nouvelles apportées étaient mensongères ; et comme ceux qui arrivaient de Pylos demandaient, si on ne les croyait pas, qu’on envoyât sur les lieux quelques commissaires, les Athéniens choisirent pour cette mission Cléon lui-même et Théagène. Cléon sentit qu’il serait obligé de faire les mêmes rapports que ceux qu’il calomniait, ou que, s’il disait le contraire, il serait convaincu d’imposture : aussi conseilla-t-il aux Athéniens, qu’il voyait incliner vers la guerre, de ne pas envoyer aux informations et de ne pas perdre, en différant, l’occasion favorable ; mais d’aller attaquer les assiégés dans l’île même, si ces nouvelles leur paraissaient exactes. En même temps, faisant allusion à Nicias, fils de Nicératus, alors général, qu’il détestait, il l’accusait indirectement en disant qu’avec les préparatifs dont on disposait il serait facile, si les généraux étaient hommes de coeur, d’attaquer l’île et de
XXVIII. Les Athéniens commençaient à murmurer contre Cléon et demandaient pourquoi il ne partait pas à l’instant, si la chose lui paraissait si facile. Alors Nicias, qui se voyait personnellement attaqué, lui dit que les généraux l’autorisaient, pour leur part, à prendre toutes les troupes qu’il voudrait, et à tenter l’entreprise. Cléon, croyant d’abord que c’était une feinte, était prêt à accepter ; mais lorsqu’il s’aperçut que cette offre était sérieuse, il recula et dit que ce n’était pas lui, mais Nicias, qui était général ; il commençait à craindre, sans croire encore cependant que Nicias osât se démettre en sa faveur. Mais Nicias insista de rechef, se démit du commandement de l’armée de Pylos, et prit les Athéniens à témoin. Plus Cléon faisait d’efforts pour échapper à cette expédition et pour revenir sur sa déclaration, plus la multitude (car tel est son caractère) pressait Nicias de lui abandonner le commandement, et criait à Cléon de s’embarquer. Enfin, n’ayant plus aucun moyen de revenir sur sa parole, il accepte le commandement de l’expédition, et, s’avançant au milieu de l’assemblée, il déclare qu’il n’a pas peur des Lacédémoniens, qu’il n’embarquera avec lui personne de la ville, et ne prendra que les troupes de Lemnos et d’Imbros, présentes à Athènes, des peltastes auxiliaires d’Énos[*](Ville de Thrace, à l’embouchure de l’Hèbre.), et quatre cents archers également étrangers. Avec ces forces, réunies aux soldats de Pylos, il s’engage à amener, dans les vingt jours, les Lacédémoniens
XXIX. Cléon prit, dans l’assemblée, toutes ses mesures ; il reçut les suffrages des Athéniens pour cette expédition, se choisit pour collègue Démosthènes, un des généraux qui étaient à Pylos, et pressa son départ. Ce qui l’avait déterminé à s’adjoindre Démosthènes, c’est qu’il avait appris que ce général songeait, de son côté, à faire une descente dans l’île. Car les soldats, fatigués de leur séjour dans un lieu où tout manquait, et plutôt assiégés qu’assiégeants, brûlaient de courir au danger. Un incendie survenu dans l’île avait aussi augmenté la confiance de Démosthènes. Jusque-là il avait hésité parce que l’île, de tout temps inhabitée, était en grande partie boisée et sans chemins frayés ; il croyait cette circonstance favorable aux ennemis. Si une armée nombreuse y descendait, ils pourraient l’attaquer en dérobant leurs mouvements et lui faire beaucoup de mal ; leurs fautes et leurs dispositions seraient bien mieux cachées dans l’épaisseur de la forêt, tandis que, toutes les fautes de l’armée athénienne étant à découvert, l’ennemi, maître de choisir son terrain, pourrait tomber sur elle à l’improviste du côté qu’il voudrait. Il pensait d’ailleurs que, s’il était forcé d’en venir aux mains dans le fourré, des troupes moins nombreuses, mais ayant l’expérience des lieux, auraient l’avantage
XXX. Ces réflexions lui étaient surtout suggérées par son désastre d’Étolie, qui avait tenu en partie à une forêt.
Comme on était fort à l’étroit, les soldats athéniens étaient obligés d’aborder aux extrémités de l’île, et de placer des sentinelles pour prendre leurs repas. L’un d’eux mit le feu, par mégarde, à une petite portion de bois ; le vent s’éleva, et l’incendie gagna, avant qu’on s’en fût aperçu, la plus grande partie de la forêt. Démosthènes put mieux distinguer alors les Lacédémoniens, et reconnut qu’ils étaient plus nombreux qu’on ne le supposait ; car, jusque-là, il avait pensé qu’on introduisait des vivres pour moins de monde. Il jugea donc que les Αthéniens devaient s’occuper plus sérieusement d’une affaire de cette importance et, du moment où il vit que l’attaque de l’ile présentait moins de difficultés, il se prépara à y descendre. Il demanda des troupes aux alliés du voisinage, et fit toutes ses dispositions. Cependant Cléon lui avait mandé, par un courrier, qu’il allait venir et lui amener les troupes qu’il avait demandées ; lui-même arriva à Pylos. Une fois réunis, ils envoyèrent d’abord un héraut au camp sur le continent, pour inviter les Péloponnésiens à donner aux guerriers de l’ile le conseil de livrer, sans combat, leurs personnes et leurs armes ; ils promettaient d’ailleurs de traiter les prisonniers avec égards, jusqu’à conclusion d’un arrangement définitif.
XXXÎ. Cette proposition n’ayant pas été acceptée, les Athéniens attendirent encore un jour sans agir. Le lendemain, ils embarquèrent tous les hoplites sur un petit nombre de vaisseaux, et mirent à la voile pendant la nuit. Un peu avant l’aurore, ils descendirent dans l’île de deux côtés, par la haute mer et par le port, au nombre de huit cents hoplites, et coururent attaquer le premier poste de garde. Voici quelles étaient les dispositions de l’ennemi[*](L’aspect actuel de Sphactérie confirme pleinement les détails suivants ; on peut encore reconnaître, au nord, les rochers escarpés et inabordables sur lesquels les Lacedémoniens se retranchèrent.) :Ce poste avancé se composait d’environ trente hoplites ; au milieu de l’île, sur un terrain très urii, autour d’une source, campait le gros de l’armée avec Épitadas qui la commandait. Un autre corps peu nombreux gardait l’extrémité de l’île, du côté de Pylos ; c’était tin point escarpé du côté de la mer, et imprenable par terre. Il s’y trouvait une sorte de vieux retranchement élevé en pierres brutes ; les Lacédémonieris croyaient qu’il pourrait leur être utile pour le cas où ils seraient forcés à reculer précitamment devant des forces trop supérieures. Telles étaient leurs dispositions.
XXXII. Les Athéniens, se précipitant au pas de course sur le premier posté, massacrent aussitôt les gardes dans leur lit même, pendant qu’ils saisissent leurs armes. Ils né s’étaient pas aperçus de la descente ; car ils avaient cru que les vaisseaux venaient, comme de coutume, occuper leur station de nuit. Au point du jour, tout le reste des troupes, excepté le dernier rang
XXXIII. Les soldats d’Épitadas, qui formaient le corps le plus nombreux, voyant le premier poste égorgé, se mirent en ordre de bataille et marchèrent contre les hoplites athéniens, dans le dessein d’en venir aux mains ; car ils les avaient en face. Mais les troupes légères, qui voltigeaient sur leurs flancs et par derrière, ne leur permirent pas d’engager l’action avec les