History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« En présence d’une désorganisation si complète et d’une fortune qui livre en nos mains nos implacables ennemis, fondons sur eux avec furie. Rien n’est plus légitime que de punir

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d’injustes agresseurs, et, comme on dit, rien n'est plus doux i. savourer que la vengeance.

« Qu’ils soient nos ennemis et nos ennemis acharnés, c’est ce que vous savez de reste. Ils sont venus dans notre pays pour l’asservir ; s’ils avaient réussi, ils auraient infligé aux Ii o mm es les traitements les plus cruels, aux enfants et aux femmes les plus sanglants outrages, à la ville entière le plus infâme de tous les noms. Aussi, que nul de vous ne faiblisse et ne croie avoir gagné quelque chose en les laissant partir impunément. C’est tout ce qu’ils désirent, fussent-ils vainqueurs. Mais les traiter comme ils le méritent, les punir et assurer à la Sicile son antique liberté, voilà un glorieux prix du combat. Elles sont bien rares les occasions oùla défaite est peu à redouter, et où l’on a tout à gagner par la victoire. »

Les troupes ainsi haranguées, les généraux syracu-sains et Gylippe se hâtèrent de les -embarquer , lorsqu’ils virent les Athéniens monter sur leurs vaisseaux. Sur le point de gagner le large, Nicias, effrayé de la situation et mesurant toute l’étendue du danger, éprouva le sentiment habituel aux hommes engagés dans les luttes décisives : il crut ses préparatifs incomplets et ses exhortations insuffisantes. Appelant de nouveau chacun des triérarques par son nom, par celui de son père et de sa tribu, il les conjura de ne pas trahir leur illustration personnelle ou les vertus de leurs aïeux, leur retraçant la liberté illimitée dont jouissait leur patrie, la parfaite indépendance assurée à chacun dans sa vie privée. Il ajouta à ces paroles tous les lieux communs auxquels on a recours dans un moment suprême, en leur parlant de leurs femmes, de leurs enfants, des dieux nationaux.

Après avoir dit, non tout ce qu’il eût voulu , mais ce qu’il jugeait indispensable, Nicias revint en arrière, et conduisit l’armée sur le bord de la mer. Il étendit sa ligne le plus possible, afin d’augmenter la confiance de ceux qui étaient sur les vaisseaux. En même temps Démosthène , Ménandros et Euthy-démos, qui commandaient la flotte athénienne, partirent de leur station, en se dirigeant droit vers le barrage du port et l’intervalle resté libre. Leur intention était de forcer le passage.

Les Syracusains et leurs alliés s’avancèrent avec le même nombre de vaisseaux que dans le combat précédent. Ils en employèrent une partie à garder la passe, et disposèrent les autres en demi-cercle dans le reste du port, afin d’attaquer

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de tous les côtés à la fois. Au même instant, leur armée de terre se portait sur tous les points accessibles. La flotte syra· cusaine était sous les ordres de Sicanos et d’Agatharchos, qui commandaient chacun une des deux ailes. Pythen et les Corinthiens occupaient le centre.

Quand les Athéniens eurent atteint le barrage, ils enfoncèrent du premier choc la division qui le gardait, et tentèrent de se faire jour. Ensuite les Syracusains fondant sur eux de tous côtés, l’action s’engagea, non plus seulement auprès du barrage, maiis aussi dans l’intérieur du port. La lutte fut acharnée et hors de toute comparaison avec les précédentes. De part et d’autre les matelots se montraient impatients de commencer l’attaque au premier signal ; les pilotes rivalisaient de talent et de zèle; les soldats du bord, sitôt que les vaisseaux s’étaient accostés, avaient soin que le service du pont ne fût pas inférieur à la manœuvre. C’était à qui se signalerait dans le poste qui lui était assigné. Jamais un espace si étroit n'avait vu combattre tant de navires; car les deux flottes réunies comptaient près de deux cents bâtiments. Aussi l’encombrement produit par cette accumulation rendait très-rares les attaques directes, vu l’impossibilité de reculer ou do percer la ligne ennemie. Le plus souvent les vaisseaux ne faisaient que s’entre-choquer, en voulant fuir ou courir sur un autre bâtiment. Un vaisseau s’avancait-il pour attaquer, il essuyait une grêle de traits, de flèches, de pierres lancées du tillac ennemi; puis, lorsqu’on s’était joint, les soldats en venaient aux mains et s’efforçaient de monter à l’abordage.. Souvent il arrivait, faute de place, qu’un même navire heurtait pendant qu’il était heurté, en sorte qu’on voyait deux vaisseaux , ou quelquefois davantage, accrochés autour d’un seul, sans pouvoir se dégager. Les pilotes , occupés de l’attaque et de la défense, étaient obligés d’avoir l’œil de tous les côtés à la fois. Le bruit assourdissant, causé par la recontre de cette multitude de navires, couvrait la voix des céleustes, qui, de part et d’autre, redoublaient de cris et d’exhortations pour commander la manœuvre ou ranimer l’ardeur des matelots. Aux Athéniens, ils criaient de forcer le passage ; que c’était le moment ou jamais de combattre vaillamment pour revoir leurs foyers ; aux Syracusainsr et à leurs alliés, qu’il était beau d’empêcher l’évasion de leurs adversaires et d’augmenter par ce fait d’armes la gloire de leurs nations. Les généraux des deux armées voyaient-ils un vaisseau reculer sans nécessité, ils appelaient nominativement

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le triéaarque et lui demandaient, les Athéniens, s’il pensait que cette terre hostile, vers laquelle il rétrogradait, fût plus favorable que la mer conquise par tant de travaux; les Syracusains, s’il fuyait, des ennemis qu’il savait bien n'avoir d’autre but que la fuite.

Pendant que sur mer on se disputait ainsi la victoire, les deux armées de terre, placées sur le rivage, étaient en proie aux plus cruelles perplexités. Pour les indigènes, il s’agissait de compléter leur triomphe ; pour les étrangers, d’échapper à un désastre. Les Athéniens, dont toute la fortune était sur leurs vaisseaux, éprouvaient de mortelles alarmes au sujet de l’avenir. Les sinuosités du rivage présentaient aux spectateurs le combat naval sous des aspects divers. Gomme la scène était très-rapprochée et ne pouvait s’embrasser d’uû coup d’œil, ceux qui apercevaient sur quelque point les leurs victorieux, reprenaient courage, invoquaient les dieux, et les suppliaient de ne pas leur envier leur salut; ceux, au contraire, qui voyaient le désavantage d’ujie partie de la flotte, éclataient en cris de désespoir; leur esprit était encore plus absorbé parce spectacle que celui des combattants eux-mêmes. D’autres enfin, tournés vers les endroits où l’avantage était balancé et la lutte incertaine, passaient par les émotions les plus pénibles ; dans leur effroi, les mouvements de leurs corps suivaient les oscillations de leurs pensées ; à chaque instant ils se croyaient ou sauvés ou perdus.

Tant que la bataille demeura indécise, ce ne fut, dans toute l’armée athénienne, que gémissements, cris de victoire ou de défaite, en un mot les diverses exclamations qu’arrache à une troupe nombreuse la présence d’un grand péril. Sur les vaisseaux, l’anxiété n’était pas moindre. Enfin, les Syracusains et leurs alliés, après une lutte désespérée, mirent en fuite les Athéniens, les poussèrent avec vigueur, et, s’exhortant à grands cris, les poursuivirent vers le rivage. Tout ce qui restait de la flotte athénienne, tout ce qpi n’avait pas été pris en mer, se jeta confusément à la plage, et chercha un abri vers le camp. Dès lors l’armée de terre ne fut plus partagée entre des sentiments divers; ce fut une explosion unanime de douleur, de lamentations et de sanglots. Les uns couraient au secours des vaisseaux; d’autres à la défense du reste des retranchements; d’autres, enfin — et c’était le plus grand nombre — ne songeaient déjà plus qu’à leur salut personnel. Jamais on ne vit consternation plus générale et plus profonde. La situation des

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Athéniens était exactement semblable à celle où ils avaiebtmis les Lacédémoniens à Pylos. Pour ceux-ci, la perte de leurs vaisseaux entraîna celle des soldats passés dans l’île ; de même alors les Athéniens n’avaient plus aucun espoir de se sauver par terre, à moins d’un événement impossible à prévoir.

Après ce grand combat naval, où une foule d’hommes et de vaisseaux avaient péri de part et d’autre, les Syracusains et leurs alliés victorieux recueillirent les débris et les morts, rentrèrent dans la ville et dressèrent un trophée. Les Athéniens, dans l’excès de leurs maux, ne songeaient pas même à réclamer leurs morts ou les débris de leurs navires ; leur unique pensée était de partir immédiatement, cette nuit même. Démosthène alla trouver Nicias, et lui proposa d’équiper à nouveau ce qui restait de la flotte, pour essayer de forcer le passage au lever de l’aurore. Il soutint qu'on avait encore plus de vaisseaux en état de tenir la mer que les ennemis; ce qui était vrai,puisqu'il en restait aux Athéniens une soixantaine, et moins de cinquante aux Syracusains. Nicias donna les mains h ce projet; mais, quand on parla de s’embarquer, les matelots, encore consternés de leur défaite et désespérant de reprendre l’avantage, s’y refusèrent obstinément. Dès lors il ne fut plus question que de se retirer par terre.

Hermocratès de Syracuse pénétra ce dessein. Sentant le danger qu’il y aurait à ce qu’une si grande armée allât s’établir sur quelque point de la Sicile, d’où elle voudrait peut-être éterniser la guerre, il se rendit auprès des magistrats et leur représenta qu’on ne devait pas laisser les ennemis partir pendant la nuit, mais qu’il fallait à l’instant même sortir en masse, Syracusains et alliés, pour couper les routes et s’assurer des défilés. Les généraux approuvèrent cette idée; mais ils ne crurent pas qu’il fût possible d’obtenir obéissance de gens qui commençaient à goûter le repos après un terrible combat, d’autant que ce jour se trouvait être une époque de fête et de sacrifice à Hercule, et que la plupart des soldats, dans les transports de la victoire, célébraient leur triomphe en buvant. A leur avis, la dernière chose à leur persuader était de prendre les armes et de sortir en ce moment.

Hermocratès, n’ayant pu les gagner à un projet qui leur . semblait inexécutable, imagina un stratagème pour parvenir à ses fins. Dans la crainte que les ennemis ne profitassent de l’obscurité pour franchir les plus mauvais pas, il envoya, sur le soir, quelques affidés avec des cavaliers vers le camp des

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Athéniens. Ils’s’approcnèrent à portée de la voix, et, se donnant pour des Syracusains amis de Nicias, ils firent dire à ce général de ne pas remuer cette nuit, vu que les routes étaient gardées, mais d’attendre qu’il fît jour pour se mettre en marche, après s’être paisiblement préparé. Là-dessus ils se retirèrent. Leur communication fut transmise aux généraux athéniens.

Ceux-ci, d’après cet avertissement, suspendirent pour cette nuit le départ, sans soupçonner la ruse; et, comme on n’était pas pàrti sur-le-champ, on résolut de laisser passer encore le lendemain, afin de procurer aux soldats le temps de faire les préparatifs les plus urgents. Ordre fut donné de se tenir prêts à partir en n’emportant que les objets de première nécessité, les vivres strictement indispensables, et d’abandonner tout le reste. Dans l’intervalle, les Syracusains et Gylippe prirent les devants avec l’armée de terre, barricadèrent les routes par où il était à croire que les Athéniens se dirigeraient, occupèrent tous les cours d’eau, enfin se disposèrent de leur mieux à recevoir les ennemis et à les repousser. En même temps, la flotte s’approchait du rivage et saisissait les vaisseaux athéniens ; quelques-uns avaient été brûlés par les Athéniens eux-mêmes, ainsi qu’il avait été décidé ; tous les autres, qui se trouvaient épars sur la plage, furent remorqués à loisir et emmenés sans opposition vers la ville.

Quand Nicias et Démosthène jugèrent les apprêts suffisants, le départ de l’armée s’effectua; c’était le surlendemain du combat naval. La situation des Athéniens était affreuse. Non-seulement ils avaient perdu leurs vaisseaux et voyaient leurs belles espérances faire place aux plus noirs pressentiments pour eux et pour leur patrie, mais encore l’évacuation du camp ^ présentait le plus douloureux spectacle à la vue et à l’esprit de chacun. Les morts étaient sans sépulture ; le soldat, qui voyait un des siens étendu sans vie, était glacé de tristesse et d’effroi. Ceux qu’on abandonnait vivants, les blessés et les malades, inspiraient encore plus de compassion et de sympathie; leurs supplications et leurs gémissements étaient à fendre le cœur. Ils conjuraient qu’on les emmenât, appelaient à grands cris tous ceux qu’ils apercevaient de leurs compagnons ou de leurs proches, se cramponnaient à leu ris camarades de tente déjà en marche, les suivaient aussi loin qu’ils pouvaient; puis, à bout de forces, ils s’arrêtaient en proférant des obsécrations et des sanglots ; en sorte que l'armée entière fondait en pleurs et avait la mort dans l’âme. Elle avait peine à s’éloigner de cette terre ennemie,

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où elle avait souffert des maux qu’elle ne pouvait assez déplorer ; mais ceux qu'on entrevoyait dans une vague perspective étaient plus cruels encore. Les soldats étaient mornes et profondément humiliés. On eût dit une ville prise d’assaut, d’où s’enfuit une population sans nombre ; en effet, il n'y avait pas moins de quarante mille hommes dans cette foule cheminant à la fois. Chacun s’était chargé du bagage le plus indispensable ; les hoplites et même les cavaliers, contrairement à l’usage, portaient leurs aliments sous leurs boucliers, soit faute de serviteurs, soit défiance : en effet, la désertion des esclaves, commencée depuis longtemps, était devenue générale. Les provisions qu’on emportait n’étaient pas même suffisantes, car il n’y avait plus de vivres dans le camp. Cette espèce d’allégement qu’on éprouve à partager ses souffrances avec beaucoup de compagnons n’adoucissait aucunement la situation présente, surtout lorsqu'on songeait à quel triste dénotaient venait aboutir tant d’ostentation et d’orgueil déployés au début. En effet, jamais armée grecque ne subit un plus cruel mécompte : ils étaient venus pour asservir les autres, et üs s’en allaient avec la crainte d’être eux-mêmes asservis ; aux vœux et aux péans du départ, succédaient des cris du plus funeste augure ; partis sur des vaisseaux, ils s’en retournaient à pied, et aux fonctions de marins s’étaient substituées celles d’hoplites. Toutefois ces maux leur paraissaient encore supportables, en comparaison des périls qui les menaçaient.

Nicias, voyant la démoralisation de son armée, parcourut les rangs, afin de relever de son mieux le courage des soldats par ses exhortations, L’ardeur qui l’animait, le désir de se faire entendre aussi loin que possible, donnaient à sa voix un timbre et une intensité extraordinaires.

« Même dans l’état où nous sommes, Athéniens et alliés, il faut conserver de l’espoir ; on se tire de plus mauvais pas. Ne vous reprochez point outre mesure des maux et des désastres que vous n'avez pas mérités. Moi qui suis plus faible qu’un autre —vous voyez où m’a réduit la maladie, — moi qui ne le cédais à personne dans ma vie privée et publique, je me vois exposé au même danger que le dernier des soldats. Et pourtant je me suis toujours montré, envers les dieux, fidèle observateur des pratiques établies; envers les hommes, constamment juste et sans reproche. Aussi n’ai-je pas perdu toute espérance en l’avenir ; les malheurs m’effrayent moins qu’on ne peut croire ; bientôt, peut-être, ils nous laisseront du répit. Le

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bonheur de nos ennemis a dépassé toute limite. Si notre expédition a été vue par quelque dieu d’un œil jaloux, c’est une faute que nous avons assez chèrement expiée. Nous ne sommes pas les premiers qui se soient permis des actes hostiles ; d’autres l’ont fait avant nous ; mais, après avoir agi en hommes, ils n’ont rien souffert que l’homme ne pût supporter. Nous aussi, nous pouvons espérer de fléchir le courroux des dieux, car notre sort actuel est plus digne de pitié que d’envie.

« Que vos regards se tournent sur vous-mêmes, et que l’aspect d’une telle masse d’hoplites, marchant en belle ordonnance, ranime vos esprits abattus. En quelque endroit qu’il vous plaise de vous fixer, à l’instant vous formerez une cité inexpugnable, à qui nulle ville sicilienne ne pourra aisément résister. Veillez vous-mêmes à ce que votre retraite s’opère avec ordre et vigilance ; que chacun de vous se dise bien que le lieu où il sera obligé de combattre sera pour lui, en cas de succès, une patrie, un boulevard assuré. Nous irons nuit et jour, à marches forcées, car nos approvisionnements sont restreints; mais si une fois nous atteignons quelque place des Sicules, sur l’amitié desquels nous pouvons compter à cause de la crainte qu’ils ont de Syracuse, dès lors vous pourrez vous croire en sûreté. Je leur ai fait dire de venir à notre rencontre et de nous apporter des vivres.

« En un mot, soldats, songez-y bien : c’est pour vous une nécessité que la vaillance, car il n’y a dans le voisinage aucune place où la timidité puisse trouver un abri. Si vous échappez maintenant aux ennemis, vous obtiendrez chacun de revoir les objets de vos vœux ; et vous, en particulier, Athéniens, vous relèverez la grandeur, momentanément abattue, de votre patrie ; car ce sont les hommes qui font les villes, et non les murs ou les vaisseaux dénués de défenseurs. »

En prononçant cette harangue, Nicias parcourait les rangs de son armée. S’il voyait des soldats marcher à la débandade, il les ralliait et les reformait. Démosthène tenait aux siens à peu près le même langage. L'armée marchait en carré[*](Le carré (πλαίσιον) était un ordre de marche. 11 se composait de quatre divisions, rangées, la première et la dernière en phalanges, les deux latérales en colonnes. Le centre était réservé pour les bagages et pour les troupes légères. On adoptait cet ordre lorsqu’on avait à traverser des pays ouverts, où Ton s’attendait à être attaqué d’un côté ou de l’autre. Dans ce cas, le carré tout entier faisait halte, de manière à faire face à l'ennemi, de quelque côté qu’il se présentât. Ici il doit y avoir deux de ces carrés, celui de Nicias et celui de Démosthène. ), le corps de Nicias en avant, celui de Démosthène en arrière ; les valets et la foule sans armes étaient en dedans des hoplites.

Arrivés au passage de l’Anapos, ils y trouvèrent en bataille une division de Syracusains et d’alliés; ils la culbutèrent, franchirent le fleuve et poussèrent en avant. Les Syracusains les harcelaient sur les flancs avec leur cavalerie et leurs gens

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de trait Ce jour-là, les Athéniens firent environ quarante stades, et allèrent bivaquer sur une éminence.

Le lendemain, ils partirent de très-bonne heure, firent environ vingt stades, et descendirent dans une plaine où ils campèrent. Ce lieu étant habité, ils voulaient s’y procurer des vivres et faire provision d’eau; car la route qu’ils devaient parcourir en était; dépourvue à une grande distance. Pendant ce temps, les Syracusains prirent les devants, et retranchèrent le passage qu’il fallait traverser. C’était une colline élevée, bordée de part et d’autre par un ravin escarpé ; elle s’appelait Acréon-Lépas.

Le jour suivant, les Athéniens continuèrent à avancer ; mais les Syracusains, avéc une nuée de cavaliers et de gens de trait, entravaient leur marche en les coüvrant de javelots et en voltigeant sur leurs flancs. Les Athéniens, après avoir longtemps combattu, regagnèrent leur campement de la veille. Le manque de vivres commençait à se faire sentir, la cavalerie ennemie ne permettant plus à personne de s’écarter.

De grand matin ils levèrent le camp, se Ternirent en route, et tâchèrent de gagner la colline fortifiée. Us trouvèrent devant eux, au-dessus des retranchements, l’infanterie syracu-saine, massée sur ce terrain étroit. Les Athéniens abordèrent la position et tentèrent de l’enlever d’assaut ; mais, exposés à des coups plongeants, ils ne purent forcer le passage ; ils se replièrent et prirent du repos. En ce moment il survint des tonnerres mêlés de pluie, phénomène ordinaire aux approches de l’arrière-saison. L’abattement des Athéniens en fut accru ; ils s’imaginèrent que tout conspirait pour leur perte. Pendant qu’ils se reposaient, Gylippe et les Syracusains envoyèrent un détachement élever un second mur derrière eux, sur le chemin qu’ils avaient parcouru; mais les Athéniens l’empêchèrent. Après cela, toute l’armée se rabattit vers la plaine, et y bivaqua.

Le lendemain, elle continua sa marche, malgré les attaques incessantes des Syracusains. Si les Athéniens s’avançaient contre eux, ils reculaient ; s’ils cédaient le terrain, les ennemis les pressaient en assaillant les derniers rangs, afin de répandre, par ces engagements partiels, l’épouvante dans toute la troupe. Les Athéniens résistèrent quelque temps à ce genre d’attaque; ils firent ainsi cinq ou six stades, après quoi ils se reposèrent dans la plaine. Les Syracusains s’éloignèrent et regagnèrent leur camp.

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Nicias et Démosthène, voyant le fâcheux état de l’armée, le manque absolu de subsistances et le grand nombre de blessés, prirent le parti d’allumer pendant la nuit autant de feux que possible, et d’exécuter leur retraite, non plus dans la direction projetée, mais en sens contraire aux positions gardées par les Syracusains, c’est-à-dire vers la mer [*](Le premier projet des Athéniens était de.se retirer à Catane. Ils avaient donc d’abord à traverser l’Anapos, puis à cheminer au N., en laissant les Epipoles à main droite. Le chemin moderne. passant par le village de Floridia et par les montagnes dites Sierra di Buon Giovanni, rejoint près de Thapsos la route directe de Syracuse à Catane. Mais les Athéniens, n’ayant pu franchir ces montagnes défendues par les Syracusains, se décident à changer de direction et à se retirer chez les Sicules, dans la partie S. O. de la Sicile. Us reviennent donc sur leurs pas pour atteindre la route qui longe la côte au S. de Syracuse. ). Cette dernière route ne conduisait plus l’armée à Catane, mais dans la partie opposée de la Sicile, vers Camarine, Géla et les autres villes, grecques ou barbares, de ces parages. Ils allumèrent donc une multitude de feux, et partirent de nuit; rùais ils tombèrent dans la confusion, résultat ordinaire des terreurs paniques auxquelles sont sujets tous les grands corps d’armée dans les marches nocturnes, exécutées à travers un pays hostile et à proximité de l’ennemi. La division de Niçias, qui était la première, conserva ses rangs et prit beaucoup d’avance; mais celle de Démosthène, qui formait plus de la moitié de l’armée, se rompit et chemina en désordre. Cependant, à la pointe du jour, ils arrivèrent au bord de la mer ; ils prirent la route d’Hélore [*](Voyez liv. VI, ch. lxvi, note 2- ) et gagnèrent du terrain. Leur intention était, une fois au bord du Gacyparis, d’en remonter le cours. Ils espéraient rencontrer ainsi les Sicules qu’ils avaient mandés. Parvenus à ce cou-rantd’eau, ils trouvèrent un détachement syracusain, occupé à retrancher et à palissader le passage. L’ennemi culbuté, ils passèrent outre, en se dirigeant vers une autre rivière nommée Ërinéos, C’était] l’itinéraire que leur traçaient leurs guides.

Dès qu’il fit jour et que les Syracusains et leurs alliés se furent aperçus de la disparition des Athéniens, ils accusèrent pour la plupart Gylippe de les avoir volontairement laissé échapper. Ils n’eurent pas de peine à reconnaître la route qu’ils avaient prise, et se mirent en toute hâte à leur poursuite; ils les rejoignirent avant l’heure du dîner. Le corps de Démosthène, formant J’arrière-garde, avait marché lentement et sans ordre, par suite du trouble de la nuit ; ils l’attaquèrent sur-le-champ, et l’action s’engagea. La cavalerie syracusaine eut bientôt enveloppé et resserré sur un même point ce corps isolé. La division de Nicias avait cinquante stades d’avance. Nicias hâtait le pas, sentant qu’il s’agissait, si l'on voulait être sauvé, de gagner de rapidité, sans s’arrêter à combattre, à moins d’y être forcé. Démosthène était plus exposé et d’une manière plus continue ; comme il formait l’arrière-garde, il était le premier assailli. Se voyant serré de près par les Syracusains, il songea

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moins à faire du chemin qu’à se ranger en bataille, jusqu'à ce qu’enfin sa lenteur permît aux ennemis de le cerner complètement et de jeter ses soldats dans une affreuse confusion. Confinés sur un terrain tout entouré de clôtures, bordé de part et d’autre par une route et couvert d’olivîfers, ils se trouvèrent en butte à une grêle de traits. Les Syracusains préféraient, comme de raison, ce genre d’attaque à une lutte de pied ferme, car ils n'avaient aucun intérêt à se risquer contre des gens au désespoir. Désormais assurés de la victoire, ils voulaient s’épargner des sacrifices inutiles, et jugeaient cette manœuvre suffisante pour faire tomber leurs ennemis en leur pouvoir.

Quand ils eurent ainsi, toute la journée, criblé de traits les Athéniens et leurs alliés, et qu’ils les virent accablés de blessures et de souffrances de toute espèce, Gylippe, les Syracusains et leurs alliés firent une proclamation pour inviter les insulaires à passer à eux sous promesse de la liberté. Les soldats de quelques villes y consentirent, mais en petit nombre. Ensuite toutes les troupes de Démosthène mirent bas les armes, à condition qu’on ne ferait périr personne ni de mort violente, ni dans les fers, ni par la privation du strict nécessaire. Ils se rendirent tous, au nombre de six mille. Tout l’argent qu’ils avaient, ils le déposèrent dans des boucliers renversés ; ils en remplirent quatre. On les conduisit immédiatement à la ville

Quant à Nicias et à ses compagnons, ils arrivèrent la même jour au fleuve Ërinéos, et allèrent camper sur une hauteur^ Les Syracusains les atteignirent le lendemain, leur dirent que la troupe de Démosthène s’était rendue, et les engagèrent à en faire autant. Nicias, qui ne pouvait les croire, convint d’envoyer un cavalier pour s’assurer du fait. Quand cet émissaire, de retour, eut confirmé le fait, Nicias fit déclarer par un héraut à Gylippe et aux Syracusains qu’il était prêt à traiter avec eux, au nom des Athéniens, pour le remboursement des frais de la guerre, à condition que son armée aurait le loisir de se retirer. Pour garantie du payement, il offrait de livrer des otages athéniens, à raison d’un homme par talent. Les Syracusains et Gylippe s'y refusèrent. Ils assaillirent les Athéniens, les enveloppèrent entièrement, et les accablèrent de traits jusqu’au soir. Les Athéniens étaient exténués par le manque de vivres et de toutes les choses nécessaires ; néanmoins, ils profitèrent du calme de la nuit pour prendre les armes et se mettre en devoir de partir. Les Syracusains s’en aperçurent et entonnèrent le péan. Se voyant découverts, les Athéniens renoncirent

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à leur tentative, excepté trois cents hommes, qui forcèrent les gardes et s’en allèrent où ils purent pendant la nuit.

A l'aube du jour, Nicias remit l’armée en marche. Les Syracusains et leurs alliés ne cessèrent de les harceler en tirant sur eux de toutes parts et en les criblant de javelots. Les Athéniens se hâtaient de gagner le fleuve Assinaros; ils espéraient, une fois au delà, être moins exposés aux attaques des cavaliers et des troupes légères, comme aussi échapper aux tourments de la faim et de la soif. Arrivés sur le bord de ce fleuve, iis s’y précipitèrent pêle-mêle, chacun voulant traverser le premier. Les ennemis, qui les poursuivaient de près, ajoutèrent bientôt à la difficulté du passage. Les Athéniens, forcés de marcher en colonne serrée, se jetaient les uns sur les autres et se foulaient aux pieds. Enchevêtrés au milieu des lances et des bagages, les uns succombaient sur-le-champ, les autres étaient entraînés par les flots. Les Syracusains, postés sur l’escarpement de la rive opposée, dirigeaient des coups plongeants sur les Athéniens, occupés pour la plupart à étancher leur soif et entassés confusément dans le lit encaissé de la rivière. A la fin, les Pélopo-nésiens y descendirent, et massacrèrent tout ce qui s'y trouvait. Bientôt l’eau fut troublée ; cependant on la buvait encore, toute bourbeuse et ensanglantée qu’elle était ; on se la disputait même les armes à la main.

Déjà les cadavres étaient amoncelés dans la rivière ; déjà l’armée était anéantie, une partie ayant péri sur les rives, une autre dans la fuite sous les coups des cavaliers, lorsque enfin Nicias se rendit à Gylippe, auquel il se confiait plus qu’aux Syracusains. Il livra sa personne à la discrétion de ce général et des Lacédémoniens, les priant seulement de mettre fin au carnage. Dès lors Gylippe ordonna de faire'des prisonniers. Ce qui restait, déduction faite d’un bon nombre distrait par les Syracusains, fut emmené vivant. On envoya aussi à la poursuite de la colonne fugitive et on l’arrêta. Cependant ce qu’on recueillit de captifs pour le compte de l’Etat fut peu de chose ; la plupart furent détournés par les particuliers. Toute la Sicile en fut remplie, attendu qu'ils n’avaient pas été pris par capitulation comme ceux de Démosthène. Le nombre des morts fut aussi très-grand, car le massacre fut immense et surpassa tout ce qui s’était vu dans le cours de cette guerre; enfin l’armée avait souffert d’énormes pertes dans les fréquents engagements soutenus pendant la retraite. Plusieurs parvinrent à s’échapper,

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soit à Tinstant, soit plus tard, et après avoir subi l'esclavage. Catane leur servit de refuge.

Les Syracusains et leurs alliés se réunirent, retournèrent à la ville avec leurs prisonniers et leur butin. Tous ceux des Athéniens et des alliés qu'ils avaient pris, ils les descendirent dans les Latomies [*](Les Latomies sont les célèbres carrières de Syracuse, profondes excavations situées sur les Épipoles, et qui existent encore aujourd’hui. Elles sont connues pour avoir souvent servi de prison. ), lieu de détention qu'ils regardaient comme le plus sûr. Pour ce qui est de Nicias et de Démosthène, ils les égorgèrent, malgré l’opposition de Gylippe, qui eût voulu couronner glorieusement ses exploits en amenant aux Lacédémoniens les chefs de l'armée ennemie. L'un d'eux, Démosthène, s’était attiré leur haine à cause des événements de Sphactérie et de Pylos ; l’autre leur amitié pour îe même motif : car c’était à l’instigation de Nicias que les Athéniens avaient fait la paix et relâché les prisonniers de l’île ; aussi les Lacédémoniens lui étaient-ils affectionnés, et de là vint la confiance avec laquelle il se rendit à Gylippe. Mais les Syracusains, sachant que Nicias avait eu des intelligences clandestines avec quelques-uns d'entre eux, craignirent, dit-on, que, mis à la question pour ce sujet, iljie troublât pour eux la joie de la victoire ; d’autres, et surtout les Corinthiens, qu'à l'aide de ses richesses il ne réussît à s’évader et à leur susciter de nouveaux embarras ; ils persuadèrent donc à leurs alliés de le faire périr. Telles ou à peu près furent les causes de la mort de Nicias, celui des Grecs de nos jours qui, par la réunion de ses vertus, méritait le moins cet excès d’infortune.

Quant à ceux qui furent enfermés dans les Latomies, les Syracusains les traitèrent dans les premiers temps avec une extrême rigueur. Parqués dans une enceinte creuse et resserrée, ils furent d’abord exposés sans abri à l’ardeur suffocante du soleil; puis survinrent les fraîches nuits d'automne, et cette transition détermina des maladies. N’ayant pour se mouvoir qu’un espace étroit, et les cadavres de ceux qui succombaient à leurs blessures, aux intempéries ou à quelque accident, _ gisant pêle-mêle, il en résulta une infection insupportable, qu’aggravèrent encore les souffrances du froid et de la faim ; car, durant huit mois, on ne donna à chaque prisonnier qu’une cotyle d’eau et deux cotyles de blé [*](Par jour sans doute. La mesure appelée cotyle équivalait au quart du chénice, c’est-â-dire à vingt-sept décalitres. ). Enfin, de tous les maux qu'on peut endurer dans une captivité pareille, aucun ne leur fut épargné. Pendant soixante-dix jours, ils vécurent ainsi tous ensemble ; ensuite, ceux qui n’étaient ni Athéniens ni Grecs de Sicile ou d’Italie furent vendus [*](L’auteur ne dit pas ce que devinrent les prisonniers Athéniens. On voit seulement, par ce qui précède, qu’ils furent détenus pendant huit mois. Après ce temps, il est à croire qu’ils furent vendus comme les autres; s’ils eussent été échangés, il en serait fait mention dans le livre suivant. ).

Il est impossible de préciser le nombre total des prison-

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Yiîers ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il ne fut pas inférieur à sept mille. Ce fut pour les Grecs l’événement le plus saillant de cette guerre, et, selon moi, de tous les temps dont nous avons conservé le souvenir. Jamais fait d’armes ne fut plus glorieux pour les vainqueurs, ni plus lamentable pour les vaincus. Le désastre de ceux-ci fut aussi complet que possible : armée, vaisseaux, tout fut perdu ; et d’une si grande multitude d’hommes, bien peu revirent leurs foyers. Ainsi se termina l’expédition de Sicile.