History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Pendant ce temps, comme la route était longue, les Athéniens purent à leur aise asseoir leur camp dans une position qui les rendait maîtres de commencer à volonté le combat, sans avoir à craindre la cavalerie syracusaine. Ils étaient protégés d’un côté par des clôtures, des maisons, des arbres et un marais ; de l’autre, par des pentes rapides. Ils abattirent les arbres du voisinage, les transportèrent vers la mer, et plantèrent une palissade le long des vaisseaux. Près du Dâscon [*](C’était le nom d’une darse et d’un village situé au fond du grand port de Syracuse et au pied des pentes de l’OIym-péion. Voyez liv. VII, ch. lu. ), dans l’endToit le plus accessible aux ennemis, ils élevèrent à la hâte un retranchement en pierres sèches et en bois; enfin ils coupèrent le pont de TAnapos. Durant ces préparatifs, personne ne sortit de la ville pour les troubler. Les premiers qui accoururent furent les cavaliers syracusains, bientôt suivis de toute l’infanterie. D’abord ils s’approchèrent du camp des Athéniens ; mais, nul ne venant à leur rencontre, ils se replièrent, franchirent la route d’fîélore [*](Ou voie Hélorine. C’était la route qui conduisait de Syracuse à la ville d’Hélore, en suivant le bord de la mer, au S. de Syracuse. Voyez liv. VII, ch. lxxx. ) et bivaquèrent.

Le lendemain, les Athéniens et leurs alliés se déployèrent dans l’ofdre suivant : à l'aile droite les Argiens et

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les Mantinéens, au centre les Athéniens, à gauche le reste des alliés. La moitié de l’armée fut rangée en avant, sur huit de hauteur; l’autre moitié près des tentes, en carré sur huit également. Celle-ci devait rester en observation et se porter là où besoin serait. Les valets furent placés au milieu de ce cotps de réserve. Les Syracusains formèrent leurs hoplites sur seize de hauteur. C’était leur levée en masse, jointe à quelques auxiliaires, tirés principalement de Sélinonte. G-éla leur avait envoyé deux cents cavaliers ; Camarine une vingtaine de-cavaliers et cinquante archers. A l’aile droite ils placèrent leur cavalerie, forte d’au moins douze cents hommes et soutenue par leurs gens de trait. Au moment d’engager le combat, Nicias parcourut les différents corps de son armée, et les harangua tous ensemble en ces termes :

« Soldats, qui allez combattre pour une même cause, qu’est-il besoin de vous adresser une longue exhortation ? Ce seul appareil est bien plus fait .pour vous inspirer la confiance que ne pourraient les plus beaux discours avec une faible armée. Quand les Argiens, les Mantinéens, les Athéniens et les premiers des insulaires sont ici réunis, comment, avec tant et de si braves compagnons d'armes, ne pas concevoir les plus brillantes espérances? Il y a plus : c’est à une levée en masse que nous avons affaire, et non à des hommes d’élite comme nous ; c’est à des Siciliens, qui peuvent bien nous mépriser, mais qui ne nous tiendront pas tête, parce qu’ils ont moins d’instruction que d’audace. D’ailleurs dites-vous bien que nous sommes fort loin de nos foyers, sur un sol où tout nous est hostile, hormis ce que nous pourrons conquérir à la pointe de l’épée. Aussi mes exhortations sont-elles l’inverse de celles que nos adversaires s’adressent actuellement. Ils se répètent sans aucun doute que c’est pour leur patrie qu’ils vont combattre : moi, je vous dis que vous êtes dans un pays où il faut vaincre sous peine de faire une retraite difficile devant une nuée de cavaliers. Souvenez-vous de votre vaillance; marchez avec intrépidité, et songez que vos difficultés et vos embarras sont plus redoutables que l’ennemi. »

Après cette exhortation, Nicias fit aussitôt avancer l’armée. Les Syracusains ne s’étaient pas-attendus à combattre si promptement ; quelques-uns même étaient allés à la ville, qui était proche. Quelque empressement qu’ils missent à revenir, ils arrivèrent tardivement et se placèrent au hasard, à mesure que chacun rejoignait. Dans cette action, comme dans toutes

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les autres, ils ne manquèrent ni de courage ni d’ardeur; ils se montrèrent braves autant que le comportait leur expérience ; mais quand elle leur fit défaut, ils furent contraints de quitter la partie, malgré toute leur bonne volonté. Quoique surpris par une attaque brusque et inopinée, ils ne laissèrent pas de prendre les armes et de marcher résolûment à l’ennemi. D’abord de part et d’autre, les soldats armés de pierres, les frondeurs et les archers préludèrent au combat et, comme il arrive aux troupes légères, se mirent en fuite alternativement. Ensuite les devins apportèrent les victimes d’usage, les trompettes des hoplites sonnèrent la charge, et les deux armées s’ébranlèrent à la fois. Les Syracusains se disaient qu’ils allaient combattre pour leur patrie, pour leur salut dans le présent, pour leur liberté dans l’avenir. Chez l’armée ennemie, c’étaient d’autres motifs : pour les Athéniens, le désir de conquérir un pays étranger et de ne pas exposer le leur par une défaite; pour les Argiens et les alliés indépendants, l’envie de partager les conquêtes qu’on allait faire et de retourner victorieux dans leurs foyers ; enfin les alliés sujets d’Athènes étaient soutenus par la pensée qu’il n’y avait de salut pour eux que dans la victoire, et qu’en aidant à subjuguer les autres ils allégeraient leur propre servitude-

Le combat se prolongeait sans qu’aucun des deux partis fît mine de plier, lorsqu’il survint des tonnerres et des éclairs, accompagnés de torrents de pluie. Les nouveaux soldats, ceux qui assistaient à leur première bataille, s’effrayaient de ce phénomène ; mais les vieux le regardaient comme l'effet de la saison et s’étonnaient bien davantage de la résistance qu’ils rencontraient. Enfin les Argiens enfoncèrent l’aile gauche, tandis que les Athéniens forçaient le centre de la ligne opposée ; dès lors tout le reste des Syracusains lâcha pied. La poursuite ne fut pas longue; car la cavalerie syracusaine, qui était nombreuse et n’avait pas été rompue, fondait sur les soldats ennemis qui-s’écartaient du gros de la troupe et les ramenait. Les Athéniens, les rangs serrés, suivirent l’ennemi aussi loin qu’ils le purent Sans s’aventurer ; puis ils revinrent et dressèrent un trophée. Les Syracusains se rallièrent sur la route d'fiélore, s'y reformèrent de leur mieux, et envoyèrent un détachement à lOlympéion, de crainte que les Athéniens ne missent la main sur les trésors qui s’y trouvaient. Le reste de l’armée rentra dans la ville.

Les Athéniens ne firent aucun mouvement contre le

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temple. Ils relevèrent leurs morts, les placèrent sur un bûcherr et bivaquèrent sur le champ de bataille. Le lendemain, ils rendirent aux Syracusains leurs morts, au nombre de deux cent soixante, y compris les alliéa, et recueillirent les ossements des leurs, montant à une cinquantaine, Athéniens ou alliés. Chargés des dépouilles des ennemis, ils se rembarquèrent pour Catane. On était alors en hiver, et il ne semblait guère possible de continuer les opérations avant d’avoir reçu des cavaliers d’Athènes et des alliés siciliens, pour ne pas être absolument dominés par la cavalerie ennemie. Ils avaient aussi le projet de ramasser de l'argent en Sicile, d’en faire venir d’Athènes et de s’allier certaines villes, qu’on devait trouver plus traitables depuis l’issue du combat; enfin ils voulaient se procurer des vivres et tout le matériel nécessaire pour attaquer Syracuse dès le printemps. C’est dans cette intention qu’ils retournèrent prendre leurs quartiers d’hiver à Naxos et à Catane.

Les Syracusains, après avoir enterré leurs morts, tinrent une assemblée. Ou y entendit Hermocratès filsd’ffennon, l’homme qui, à l’intelligence la plus rare, joignait le plus de talents militaires et d’éclatante valeur. Il chercha à relever les esprits et à prévenir l’abattement résultant d’un premier échec. Selon lui, ce n’était pas le courage des Syracusains qui avait été vaincu ; tout le mal venait du désordre; et encore ne s’é-taient-ils pas montrés aussi inférieurs qu’on pouvait s'y attendre dans une lutte avec les plus habiles des Grecs, où ils avaient eu affaire, eux novices et apprentis, pour ainsi dire, avec des ennemis consommés dans l’art de la guerre [*](Le texte reçu porte χειροτέχνας, qu’on rapporte par opposition à Ιδιώτας, et qu’on traduit par de simples artisans. Mais en lisant χειροτέχναις, on établit une antithèse expressive entre les soldats passés maîtres et les simples apprentis. J’ai suivi cette variante, quoiqu’elle n’ait pour elle que l’autorité d’un seul manuscrit. ). Ce qui nuisait surtout, c’était la multiplicité des généraux — il n’y en avait pas moins de quinze — jointe à l’insubordination de la multitude. Avec un petit nombre de chefs expérimentés, en profitant de l’hiver pour recruter les hoplites, pour fournir des armes à ceux qui en manquaient et les astreindre à des exercices réguliers, on finirait selon toute apparence par triompher des ennemis, puisqu’au courage qu’on possédait déjà s’ajouterait la discipline, deux qualités qui s’accroîtraient naturellement, la discipline par l’habitude des dangers, le courage par le savoir qui double la confiance. Il fallait donc élire peu de généraux, les revêtir d’un pouvoir absolu, et s’engagér envers eux par serment à les laisser gouverner à leur guise. Par là il y aurait plus de secret, d’unité et de vigueur dans le commandement.

Les Syracusains suivirent ses conseils. Ils élurent trois généraux, savoir Hermocratès lui-même, Héraclidès fils

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de Lysimachos et Sicanos fils d’Exécestos. Ils députèrent à Corinthe et à Lacédémone pour réclamer assistance, et pour engager les Lacédémoniens à faire en leur faveur une diversion plus active contre l’Attique. C’était le moyen de contraindre les Athéniens à évacuer la Sicile, ou du moins d’entraver l’envoi des renforts destinés à l’expédition.

L’armée athénienne, qui était à Catane, partit précipitamment pour Messine, dont elle espérait s’emparer par trahison ; mais les menées qui s’y tramaient avortèrent. Lorsque Alcibiade avait quitté la Sicile, rappelé de son commandement et sûr d’être exilé, il avait dévoilé le complot, dont il avait le secret, aux Messéniens partisans de Syracuse. Ceux-ci, prenant les devants, avaient fait périr les auteurs du projet, mis la ville en pleine insurrection, et fait adopter l’avis de ne pas recevoir les Athéniens. Après treize jours d’attente, les Athéniens, incommodés par le mauvais temps et le manque de vivres, n’entrevoyant d’ailleurs aucune solution, retournèrent àNaxos, et s’établirent, pour le reste de la saison, dans un camp retranché. De là ils dépêchèrent une trirème à Athènes pour que, dès le printemps, on leur envoyât de l’argent et des cavaliers.

Les Syracusains profitèrent de l'hiver pour annexer à leur ville le Téménitès[*](Faubourg de Syracuse, ainsi appelé à cause du temple d’Apollon Téménitès qui s’y trouvait. Ce faubourg était contigu à la nouvelle ville, plus tard appelée Néapolis. ), au moyen d’une muraille embrassant toute la partie qui regarde les Épipoles. Leur intention était de rendre plus difficile l’investissement de la place en cas de malheur. lis élevèrent un fort à Mégara, un autre à l’Olympéion, et palissadérent le rivage de la mer sur tous les points accessibles. Sachant que les Athéniens hivernaient àNaxos, ils se portèrent en masse contre Catane, ravagèrent une portion du territoire, mirent le feu aux baraquements athéniens, et s’en retournèrent.

Informés que les Athéniens députaient à Camarine dans le dessein d’attirer à eux cette ville en vertu du traité de Lâchés, les Syracusains y députèrent également. Ils craignaient que les Camarinéens, déjà si tièdes à les secourir, ne les abandonnassent tout à fait, et que, témoins du succès obtenu par les Athéniens, ils ne renouassent avec eux leurs relations amicales. Le chef de la députation syracusaine était Hermocratès, celui de la députation athénienne Euphémos. Arrivés à Camarine, ils parurent devant le peuple assemblé. Hermocratès, voulant prévenir les esprits contre les Athéniens, s’exprima en ces termes:

« Camarinéens, notre ville nous a délégués auprès

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de vous, non dans la crainte que la présence des Athéniens et de leurs forces vous effraye, mais afin que vous ne vous laissa pas influencer par les discours qu’ils pourraient vous tenir les premiers.

« Ils viennent en Sicile sous un prétexte avoué, mais dans un but qu’on devine sans peine. Ils visent, non pas à rétablir les Léontins dans leur patrie, mais à nous chasser de la nôtre; sans quoi il y aurait contradiction à dépeupler les villes de Grèce et à restaurer celles de Sicile ; à prendre fait et cause pour les Léontins, à cause de leur origine chalcidéenne, et à tenir sous le joug les Chalcidéens d’Eubée, ancêtres de ceux d’ici. Le même esprit qui là-bas leur a inspiré des idées de con-' quête les amène aujourd’hui chez nous. Devenus, par un libre consentement, les chefs de leurs colons d’Ionie ligués contre le Mède, les Athéniens les ont successivement asservis, les uns pour refus du service militaire, les autres sous couleur de guerres intestines, ou pour le premier motif venu. Cela prouve assez que, dans leur lutte contre le Mède, les Athéniens ne combattaient pas pour la liberté des Grecs, ni les Grecs eux-mêmes pour leur indépendance [*](Il no s’agit pas ici des Grecs en général, mais seulement des Grecs d’Asie, confédérés contre les Perses après les guerres médiques. ) ; il s’agissait pour les premiers de se substituer au despotisme du Mède, pour les autres de passer sous une domination plus éclairée à la vérité, mais plus méchante.

« Au reste, ce serait une tâche par trop facile denumerer, devant un auditoire qui les connaît, toutes les injustices des Athéniens. Nous venons plutôt nous accuser nous-mêmes, nous qui, ayant l’exemple des Grecs d’Asie asservis poui n’avoir pas concerté leur défense, et voyant évoquer contre nous les mêmes fantômes de restauration des Léontins à titre de parents, de protection des Ëgestains à titre d’alliés, ne savons pas former le faisceau et leur montrer par notre attitude courageuse qu’ils n’ont pas affaire ici à des Ioniens, à des Hel-lespontiens ou à des insulaires, habitués à obéir à tous les maîtres, Mèdes ou autres, mais à des Doriens, libres et indépendants comme le Péloponèse, leur berceau. Ou bien attendrons-nous d’être pris en détail, ville après ville? quand nous voyons les Athéniens, fidèles à ce système, le seul qui nous soit redoutable, désunir les uns par leurs discours, mettre aux prises les autres par l’appât de leur alliance, enfin s’efforcer de nous faire tout le mal possible, en séduisant chacun de nous • par un langage insidieux ? Et nous pourrions nous bercer de l’espoir que, la ruine de notre voisin une fois consommée, le

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danger ne s'étendrait pas· jusqu’à nous, et que celui qui aura souffert le premier sera le seul frappé ?

a Si l’un de vous s’imagine que les Athéniens n’en veulent qu’à Syracuse, et que , n’étant point menacé, il aurait tort de s’exposer pour elle, 'je l’invite à considérer qu’en combattant sur notre territoire il agira pour sa patrie non paoins que pour la mienne ; que sa position sera même plus solide en ce que, Syracuse debout,, il aura en elle un point d’appui, au lieu d'être seul à soutenir la lutte ; qu’enfin les Athéniens aspirent bien moins à châtier l’insolence de Syracuse qu'à s’en faire un prétexte pour s’assurer votre amitié.

« Si d’autres, par jalousie ou par crainte, — deux sentiments auxquels tout ce qui s’élève est exposé, — désirent que Syracuse subisse une humiliation qui lui serve de leçon, sans toutefois être anéantie, parce qu’il y va de leur propre sécurité, c’est concevoir une espérance irréalisable. Il n’est pas en leur pouvoir de modérer au gré de leur passion le cours des événements ; et, si leur attente vient à être déçue, peut-être regretteront-ils avec amertume le temps où ils portaient envie à notre prospérité ; mais il sera trop tard, lorsqu’ils nous auront abandonnés à la merci des dangers qui nous menacent tous sans distinction. En apparence, c’est notre pouvoir qu’on défend ; en réalité, on se défend soi-même.

« C’était à vous, Camarinéens, placés , comme vous l’êtes, sur nos frontières, et destinés à être attaqués immédiatement après nous, qu’il appartenait surtout de montrer cette prévoyance , au lieu de la froideur avec laquelle vous nous avez secourus. C’était à vous de prendre l’initiative. Si les Athéniens avaient commencé par attaquer Camarine, vous n’auriez pas manqué d’invoquer notre soutien; de même, par une juste réciprocité, vous auriez dû nous aider dans notre résistance ; mais, pas plus que les autres , vous ne l’avez fait jusqu’ici.

« Peut-être, par excès de circonspection, voudriez-vous ménager tout à la fois nous et nos agresseurs, à cause de l’alliance qui vous unit avec Athènes. Cette alliance, vous l’avez contractée, non pas contre vos amis, mais contre les ennemis qui pourraient vous menacer. Vous vous êtes engagés à secourir les Athéniens lorsqu’ils seraient attaqués, et non lorsqu’ils commettraient des agressions injustes. Voyez les Rhé-giens : quoiqueChalcidéens de race, ils refusent de concourir à la restauration des Léontins, Chalcidéens comme eux. Il serait étrange que ce peuple tînt pour suspects les beaux semblants

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dont se parant les Athéniens, et montrât une sagesse inconséquente en apparence, tandis que vous iriez, sous un prétexte spécieux, favoriser vos ennemis naturels et causer la ruine de ros meilleurs amis en vous joignant à leurs implacables adversaires. Ce serait le comble de l’iniquité. Vous devez plutôt nous secourir contre les Athéniens, sans redouter les forces qu’ils déploient Si nous sommes unis, ces forces sont peu redoutables ; elles ne sauraient le devenir que si nous nous divisions comme ils Je désirent; et la preuve, c!est que, dans l’attaque dirigée contre nous seuls, ils n'ont pu, malgré un premier avantage, en venir à leurs fins, mais qu’ils sont repartis à la hâte. Si donc nous serrons nos rangs, il n’y a pas de raison pour désespérer. Réunissons-nous dans une alliance commune. Le moment est d’autant mieux choisi que nous attendons le secours de Péloponésiens, bien supérieurs aux Athéniens dans l’art militaire.

« Et n’allez pas vous figurer que cette prudence, qui consisterait à rester neutres comme alliés des deux partis, soit équitable envers nous et bien entendue pour vous-mêmes. En droit, cela peut être vrai; mais en fait, c’est tout le contraire. Si votre refus de nous secourir a pour conséquence la chute des uns et le triomphe des autres, qu’aurez-vous fait par votre abstention que d’empêcher le salut des vaincus et defwoiiser la perfidie des vainqueurs ? Assurément il serait plus honorable de vous joindre à des frères opprimés, pour défendre l’intérêt commun de la Sicile et pour sauver une faute à vos amis les Athéniens.

« En résumé, et sans nous arrêter plus longtemps à soutenir des vérités évidentes dont vous êtes parfaitement instruits, nous réclamons votre concours. En cas de refus, nous protesterons qu’en butte à nos éternels ennemis, nous sommes trahis, nous Dorie ns, par vous Doriens. Si les Athéniens nous subjuguent , c’est à vous qu’ils en seront redevables ; mais ils en auront seuls l’honneur, et le prix de la victoire sera le peuple même qui la leur aura procurée. Si au contraire bous sommes vainqueurs, vous porterez la peine des dangers dont vous aurez été la cause.

« Réfléchissez donc , et choisissez dès à présent ou de subir un esclavage immédiat et sans péril, ou de triompher avec nous, en échappant à la honte de l’asservissement et à tout le poids de notre haine. »

Ainsi parla Hermocratès. Après lui Euphémos, député des Athéniens, prononça le discours suivant :

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« Nous sommes venus pour le renouvellement de l'ancienne alliance ; mais, puisque nous sommes attaqués par l'orateur syracusain, il faut bien que nous démontrions la légitimité de notre empire.

« Le meilleur de tous les arguments est celui qu'il a donné lui-même, lorsqu’il a parlé du vieil antagonisme entre Ioniens et Doriens. Nous Ioniens, placés en regard des Do riens du Péloponèse, nation beaucoup plus nombreuse que la nôtre, nous avons cherché dès l’abord les moyens de nous soustraire à leur domination. Après la guerre Médique, nous trouvant en possession d’une marine, nous avons secoué le joug des Lacédémoniens ; car il n’y avait pas plus de raison à eux de nous l’imposer qu’à nous de le leur faire subir, si ce n’est que leurs forces alors étaient supérieures aux nôtres. Devenus chefs des peuples auparavant soumis au roi, nous avons établi sur eux notre suprématie , parce que pour nous la seule manière d’échapper à Fascendant des Péloponésiens était de posséder une puissance imposante.

« D’ailleurs, il faut le dire, ce n’est pas sans motif que nous avons fait la loi à ces Ioniens et à ces insulaires, qu’oh nous reproche d’avoir subjugués au mépris des liens du sang. Ces peuples avaient marché avec le Mède contre nous, contre leur métropole. Ils n’avaient pas eu le courage de rompre avec lui et de ruiner leurs propriétés, comme nous le fîmes nous-mêmes en abandonnant notre ville. Esclaves, ils nous apportaient leur propre esclavage.

« Ainsi notre domination se justifie à double titre : en premier lieu, par les services que nous rendîmes à la Grèce en mettant à sa disposition la flotte la plus nombreuse et le dévouement le plus héroïque, tandis que ces peuples aidaient volontairement les Mèdes contre nous ; en second lieu, par la nécessité où nous étions de prendre nos sûretés contre le Péloponèse. Mais laissons là les beaux discours, par lesquels nous pourrions prouver que nous sommes dignes du commandement pour avoir à nous seuls renversé le Barbare, et couru plus de dangers pour la liberté de ces peuples que pour celle de tous les Grecs et pour la nôtre; et bornons-nous à dire qu’on ne saurait faire un crime à personne d’aviser à sa propre conservation; or c’est pour y pourvoir que nous sommes venus ici ; c’est pour des intérêts qui s’identifient avec les vôtres.

« Nous en donnerons pour preuve les faits mêmes dont se servent les Syracusains pour exditer en vous des craintes exagérées.

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On peut bien, sous l’empire de la peur, ctre momentanément subjugué par le prestige de l’éloquence ; mais plis tard, au moment de l’action, on ne consulte que ses intérêts naturels. Nous l’avons dit : c’est par mesure de précaution que nous avons recherché l’empire en Grèce; c’est le même motif qui nous amène en Sicile pour y établir, de concert avec nos amis, un ordre de choses conforme à notre sécurité; non pour imposer, mais pour écarter l’esclavage.

« On nous objectera peut-être qu’en vous témoignant cette sollicitude nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas. La réponse est bien simple : si vous vous maintenez et que vous soyez assez forts pour tenir tête aux Syra-cusains, ils seront moins à même de nous nuire en fournissant des renforts aux Péloponésiens ; nous sommes donc directe^ ment intéressés dans vos affaires. C’est pour la même raison que nous travaillons au rétablissement des Léontins ; ce n’est point pour nous les assujettir comme leurs frères d’Eubée, mais pour leur donner au contraire toute la force possible, afin qu’à la faveur du voisinage ils nous rendent le service d’occuper les Syracusains. En Grèce, nous suffisons à nous seuls contre nos ennemis. Dès lors ces Chalcidéens qu’on nous reproche de tenir sous le joug, tandis que nous venons affranchir ceux de Sicile, doivent dans notre intérêt être désarmés et tributaires ; au lieu qu’ici. ce qui nous importe, c'est que les Léontins et nos autres amis jouissent de la plus complète indépendance.

« Pour un tyran ou pour une ville qui possède un empire , rien d’utile n’est déraisonnable ; il n’y a parenté que s’il y à garantie ; ce sont les circonstances qui décident des amitiés ou des inimitiés. Or notre intérêt dans ce pays n’est pas d’affaiblir nos alliés, mais de nous servir d’eux pour neutraliser nos adversaires. Vous pouvez nous en croire. Nous traitons nos alliés de Grèce chacun en raison de son utilité : ceux de Ghios et de Méthymne sont indépendants à condition de fournir des vaisseaux ; la plupart des autres sont astreints à des subsides, quelques-uns, quoique insulaires et d’une conquête facile, conservent une entière liberté, parce qu’ils occupent des positions avantageuses autour du Péloponèse. On peut donc présumer qu’ici encore notre ligne de conduite sera tracée par notre intérêt, ou, comme je l’ai dit, par la crainte des Syracusains.

« Us aspirent à vous subjuguer. Leur but est de former une

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coalition contre nous en exploitant vos défiances; puis, lorsque nous serons repartis sans succès obtenu, ils espèrent, soit par force, soit à Taide de votre isolement, étendre leux domination sur toute la Sicile. Ce résultat est immanquable, si vous faites cause commune avec eux ; en effet, nous ne saurions avoir si aisément raison d’une coalition puissante, et, quand nous serons éloignés, ils seront assez puissants pour vous soumettre.