History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

Cependant les quarante vaisseaux péloponésiens qui avaient été au secours de Lesbos et qui, comme on Ta vu, avaient gagné le large pour se soustraire à la poursuite des Athéniens, essuyèrent dans les parages de la Crète un coup de vent qui les dispersa. Ils regagnaient isolément le Péloponèse, lorsqu’ils rencontrèrent à Cyllène treize trirèmes de Leucade et d’Àmbracie, commandées par Brasidas fils de Tsllis, placé comme conseil auprès d’Alcidas. Les Lacédémoniens, voyant leur expédition de Lesbos manquée, voulaient augmenter leur flotte et cingler vers Corcyre, alors en proie aux dissensions. Pour cet effet, il fallait profiter de ce que les Athéniens n’avaient que douze vaisseaux à Naupacte, et ne pas attendre qu'il leur vînt des renforts. Brasidas et Alcidas se préparèrent donc à cette entreprise.

Les troubles de Corcyre avaient pris naissance au retour des citoyens faits prisonniers dans les batailles navales d’Épidamne[*](Voyez livre I, ch. xlvh. ). Les Corinthiens les avaient relâchés, soi-disant sous une caution de huit cents talents fournie par leurs pro-xènes[*](Ces prisonniers étaient au nombre de deux cent cinquante (I, lv). La somme de huit cents talents paraît exorbitante. La rançon offerte pour les prisonniers athéniens en Sicile est d’un talent par tête (VII, lxxxiii). Cependant, comme d ne s’agit ici que d’une caution nominale, il se peut que les Corinthiens l’eussent exagérée à dessein, pour mieux dissimuler leur intention véritable. ), mais en réalité parce que ces prisonniers promettaient de leur soumettre Corcyre. Ils se mirent donc à l’oeuvre; et, par leurs démarches individuelles, ils cherchèrent à soulever la ville contre les Athéniens.

Sur ces entrefaites, il arriva deux vaisseaux, l’un d’Athènes, l’autre de Corinthe, qui amenaient des députés. On tint une assemblée, où il fut décidé que les Corcyréens, sans rompre avec Athènes, renoueraient leurs anciennes relations avec les Péloponésiens. Il y avait alors à Corcyre un certain Pithias, proxène volontaire des Athéniens[*](Apparemment il remplissait les fonctions delà proxénie par bonne volonté et sans caractère officieL Sur les proxènes, voyez livre II, ch. xxix, note 1. ) et chef du parti démocratique. Les hommes dont nous venons de parler le citèrent en

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justice, comme asservissant Corcyre aux Athéniens. Il fut absous ; et, à son tour, il attaqua les cinq plus riches de ses adversaires, les accusant de couper des échalas dans les bocages de Jupiter et d’Alcinoüs[*](Ancien héros national de Corcyre, et qui, dans l'Odyssée, est Toi des Phéaciens. Suivant l’usage, son tombeau avait été converti en sanctuaire et entouré d’un bocage sacré. Il était sévèrement interdit de toucher aux fruits et aux arbres de ces sortes d’enceintes. ). L’amende était d'un statère par échalas[*](Vu la grandeur de la somme, il est probable qu’il s’agit du sta-tère d’or, valant vingt drachmes ou dix-huit francs. 11 y avait aussi des statères d’argent, valant quatre drachmes nu trois francs soixante centimes. ). Condamnés et hors d’état de payer cette somme exorbitante, ils allèrent s'asseoir en suppliants dans les temples, afin qu'on leur fixât plusieurs termes pour le payement. Mais Pithias, qui se trouvait alors membre du conseil, obtint qu’on appliquât la loi à la rigueur. Poussés à bout, et informés que Pithias voulait profiter du temps où il était encore en charge pour engager le peuple à faire avec les Athéniens une alliance offensive et défensive, ils formèrent un complot; et, s’armant de poignards, ils firent irruption dans la salle du conseil. Ils tuèrent Pithias, ainsi qu’une soixantaine d’autres conseillers ou de simples particuliers. Quelques rares partisans de Pithias se réfugièrent sur la trirème athénienne qui était encore dans le port.

Là-dessus les conjurés convoquèrent les Corcyréens et dirent que tout était pour le mieux ; que c’était l'unique moyen d’échapper au joug d’Athènes; qu’à l’avenir il fallait rester en paix, sans recevoir à la fois plus d’un vaisseau des deux nations belligérantes, et, s’il s’en présentait davantage, les traiter en ennemis. Cette déclaration faite, ils contraignirent le peuple de la ratifier. Des députés furent aussitôt envoyés à Athènes pour présenter la conduite des Corcyréens sous le jour le plus favorable et pour inviter les réfugiés à ne faire aucune démarche intempestive, s’ils ne voulaient pas exciter un soulèvement.

A l’arrivée de ces députés, les Athéniens les saisirent comme des factieux, ainsi que tous ceux qu'ils avaient gagnés, et les déposèrent à Ëgine[*](L’Ile d’Égine était alors peuplée d'une coloni? d’Athéniens. Voyez liv. II, ch. xxvii. ). Là-dessus une trirème corinthienne aborda à Corcyre, avec des députés lacédémoniens. Alors ceux qui étaient au pouvoir attaquèrent le parti populaire et furent vainqueurs dans un premier combat; mais, la nuit venue, le peuple se retira dans la citadelle et dans le haut de la ville, s’y réunit et s’y retrancha. Il occupa aussi le port Hyllaïque[*](Corcyre avait deux ports principaux : le port Hyllaîque (ainsi appelé de la rivière Hyllos qui s’y jette) et celui d’Alcinoüs, le premier au N., le second au S. de la presqu'île sur laquelle l’ancienne ville de Corcyre était bâtie. ). Ceux du parti opposé étaient maîtres de l’agora, où la plupart d’entre eux avaient leurs habitations, de même que du port qui l’avoisine et qui regarde le continent.

Le lendemain il y eut de légères escarmouches. Chacun des deux partis envoya dans les campagnes pour appeler les esclaves en leur promettant la liberté. La plupart se

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joignirent au peuple : le parti contraire reçut du continent un renfort de huit cents hommes.

Après un jour d’intervalle, eut lieu un nouvel engagement où le peuple fut vainqueur, grâce à l’avantage des positions et du nombre. Les femmes secondèrent bravement les combattants. £lles lançaient des tuiles du haut des toits et affrontaient le tumulte avec un courage au-dessus de leur sexe. Sur le soir, les aristocrates en déroute craignirent que le peuple ne se portât au chantier de la marine, ne l’enlevât d’emblée et ne les massacrât eux-mêmes. Pour fermer tout accès, ils mirent le feu aux maisons et aux logis[*](Maisons où habitaient plusieurs ménages. Les maisons ordinaires n’étaient habitées que par une seule famiiie. ) qui entouraient l’agora, sans épargner les leurs plus que les autres. Des richesses immenses, appartenant au commerce, furent consumées ; et, si le vent eût chassé les flammes du côté de la ville, elle eût été complètement détruite. Cet incident mit fin au combat. Les deux partis firent une trêve et passèrent la nuit sur le qui-vive. Le vaisseau de Corinthe, voyant le peuple victorieux, partit furtivement, et la plupart des auxiliaires repassèrent sans bruit sur la terre ferme.

Le jour suivant, le général athénien Nicostratos fils de Diitréphès arriva de Naupacte avec douze vaisseaux et cinq cents hoplites messéniens. Il ménagea un rapprochement entre les deux partis. Il fut convenu qu’on mettrait en accusation les dix principaux auteurs de l’émeute, — ceux-ci prirent la fuite aussitôt ; — que les autres citoyens feraient la paix entre eux et concluraient avec les Athéniens une alliance offensive et défensive. Après cette négociation, Nicostratos se disposait à reprendre la mer ; mais les chefs du peuple lui demandèrent de leur laisser cinq de ses vaisseaux, afin de tenir en respect leurs adversaires. Ils offraient d’équiper un pareil nombre de leurs propres navires, qui partiraient avec lui. Nicostratos y consentit. Alors ils firent choix de leurs ennemis pour composer les équipages. Ceux-ci, craignant d’être envoyés à Athènes, s’assirent en suppliants dans le temple des Dioscures. Nicostratos essaya de les relever et de les rassurer; mais ce fut en vain ; aussi le peuple saisit-il ce prétexte pour s’armer, comme si leur refus de s’embarquer cachait quelque intention perfide. Il enleva de leurs maisons les armes qui s’y trouvaient ; et, sans l’intervention de Nicostratos, il aurait massacré ceux d’entre eux qu’il rencontra dans la rue. Les autres, témoins de ce qui se passait, allèrent s’asseoir dans le temple de Junon [*](Principale divinité de Corcyre. Les suppliants espéraient être plus eül sûreté dans son temple que dans celui de Castor et de Pollux. L’Héréon ou temple de Junon était situé au bord de la mer. 11 y a plusieurs îlots devant l’ancien site de Corcyre. ). Ils n’étaient pas moins de quatre cents. Le peuple,

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qui redoutait quelque agitation, leur persuada de quitter cet asile, et les transféra dans l’île située en face du temple de Junon, où il leur fit passer des vivres.

Sur ces entrefaites, quatre ou cinq jours après la translation de ces citoyens dans l’île, les vaisseaux péloponé-siens, rassemblés à Cyllène depuis leur retour d’Ionie, survinrent au nombre de cinquante-trois. Ils étaient, comme précédemment, commandés par Alcidas, avec Brasidas pour conseiller. Ils jetèrent l’ancre aux Sybota [*](Voyez liv. I, ch. xlvii, note 1. ), port du continent, et au point du jour ils cinglèrent vers Corcyre.

L’alarme fut extrême. Effrayés à la fois de leur situation intérieure et de l’approche de cette flotte, les Cor-cyréens armèrent à la hâte soixante vaisseaux; et à mesure qu’ils étaient prêts, ils les envoyèrent contre l’ennemi. Les Athéniens leur conseillaient au contraire de les laisser sortir eux-mêmes les premiers et de venir ensuite les soutenir avec toutes leurs forces. Les vaisseaux corcyréens s’avançant isolément, il y en eut deux qui dès l’abord passèrent à l’ennemi; sur d’autres les équipages se battaient entre eux et le désordre était complet. Témoins de cette confusion, les Péloponésiens opposèrent vingt vaisseaux à ceux de Corcyre ; tout le reste de leur flotte se porta contre les douze bâtiments athéniens, parmi lesquels étaient la Salaminienne et la Paralienne[*](Voyez liv. III, ch. xxxnr, note 2. ).

Les Corcyréens, attaquant maladroitement et avec peu de vaisseaux à la fois, furent très-maltraités. Les Athéniens appréhendaient de se voir enveloppés et accablés par le nombre. Aussi ne se portèrent-ils point sur le gros ni sur le centre de la flotte ennemie; mais, se dirigeant sur l’une des ailes, ils coulèrent bas un vaisseau. Ensuite la flotte pélopo-nésienne s’étant rangée en cercle, ils se mirent à en faire le tour, en essayant d’y jeter le désordre. Ceux qui étaient opposés aux Corcyréens s’aperçurent de leur intention; et, craignant qu’il n’en fût comme à Naupacte [*](Voyez liv. II, ch. lxxxhi, lxxxiv. ), ils vinrent au secours des leurs. Ainsi toute la flotte réunie se porta contre les Athéniens. Dès lors ceux-ci commencèrent à reculer, mais sans tourner le dos, afin de donner aux Corcyréens le temps de se replier, tandis qu’eux-mêmes, s’éloignant avec beaucoup de lenteuT, continuaient de faire tête aux ennemis. Telle fut l’issue de ce combat naval, qui finit au coucher du soleil.

Toute la peur des Corcyréens était que l’ennemi ne profitât de sa victoire pour attaquer la ville, pour enlever de l’île les citoyens qu’on y avait déposés ou pour provoquer une

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réaction. Ils ramenèrent donc au temple de Junon les détenus de l’île et firent bonne garde dans leurs murs. Les Péloponésiens, quoique vainqueurs, n’osèrent pas attaquer la ville de Gorcyre ; ils regagnèrent leur station du continent, emmenant treize vaisseaux qu’ils avaient pris. Le lendemain, ils attaquèrent pas davantage la ville, bien que le trouble et l’alarme y fussent au comble, et que Brasidas insistât, dit-on, auprès d’Alcidas pour qu’il prît ce parti. Mais son avis n’ayant pas prévalu, les Péloponésiens se contentèrent de faire une descente sur la pointe Leucimme[*](Voyez liv. I, ch. xxx, note 1. ) et de ravager le pays.

Pendant ce temps, le peuple de Gorcyre, qui appréhendait une attaque maritime, entra en pourparlers avec les suppliants et leur parti, pour éviter une catastrophe. Il détermina quelques-uns d’entre eux à monter sur les trente vaisseaux, qu’on n’avait pas laissé d’équiper, dans l’attente de la flotte ennemie. Les Péloponésiens se retirèrent après avoir couru la campagne jusqu’au milieu du jour. Pendant la nuit, les signaux de Leucade leur annoncèrent l’approche de soixante vaisseaux athéniens. En effet, à la première nouvelle des troubles de Corcyre et du prochain départ de la flotte d’Alcidas, les Athéniens avaient expédié cette escadre, sous les ordres d’Eurymédon fils de Thouclès. Les Péloponésiens se hâtèrent donc de partir cette nuit même. Ils serrèrent la côte, firent passer leurs vaisseaux par-dessus l’isthme de Leucade[*](Leucade était primitivement une presqu’île, jointe au continent par un isthme de cinq cents pas. Les Leucadiens coupèrent cet isthme pour se mettre à l’abri des Acarnaniens ; mais, du temps de Thucydide, il était de nouveau ensablé. Plus tard, probablement à l’époque romaine, le canal fut rétabli, en sorte que Leucade est demeurée une île. — Sur le transport des vaisseaux, voyez liv. III, ch. xv, note 1. ), parce qu’ils craignaient d’être découverts en doublant le cap, et regagnèrent leurs foyers.

Quand les Gorcyréens connurent l’arrivée de la flotte athénienne, et la retraite des ennemis, ils firent entrer dans la ville les Messéniens qui jusque'à étaient restés dehors, et envoyèrent dans le port Hyllaïque les vaisseaux qu’ils avaient équipés. Pendant ce trajet, ils égorgèrent ceux de leurs adversaires qu'ils purent saisir. Quant à ceux qu’ils avaient engagés à monter sur les vaisseaux, ils les firent descendre à terre et les massacrèrent jusqu’au dernier ; puis, allant au temple de Junon, ils obtinrent d’une cinquantaine des suppliants qu’ils se soumissent à un jugement et les condamnèrent tous à mort. Ceux qui n’avaient pas été leurs dupes, — c’était le plus grand nombre, — voyant ce qui se passait, se tuèrent mutuellement dans le temple même; quelques-uns se pendirent aux arbres; enfin chacun se donna la mort comme il put.

Durant les sept jours que la flotte d’Eurymédon fut à Gorcyre, les Gorcyréens massacrèrent tous ceux qu’ils regardaient

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comme ennemis de la démocratie. Quelques-uns furent victimes d’inimitiés particulières; des créanciers furent tués par leurs débiteurs. La mort parut sous mille formes. De toutes les horreurs communes en pareille circonstance, il n’y en eut point qui ne fût commise et même surpassée. Le père tuait son fils; on arrachait des asiles sacrés tes suppliants ou on les égorgeait au pied des autels. Enfin quelques-uns périrent murés dans le temple de Bacchus. Tant fut atroce cette sédition; elle le parut encore davantage, parce qu’elle fut la première.

Plus tard la Grèce en totalité fut ébranlée. La division régnant partout, les chefs du parti populaire appelaient les Athéniens, l’aristocratie les Lacédémoniens. En temps de paix, on n’aurait eu ni le prétexte ni l’idée d’attirer ces auxiliaires ; mais, une fois la guerre allumée et les deux partis acharnés à s’entre-détruire, le recours à l’intervention étrangère devint plus facile aux agitateurs. Ces déchirements occasionnèrent aux Ëtats des calamités sans nombre, calamités qui sont et seront toujours le partage de la nature humaine, quoique, selon les conjonctures, elles puissent varier de violence ou de caractère. Durant la paix et la prospérité, les États et les individus ont un meilleur esprit, parce qu’ils ne sont pas sous le joug d’une nécessité impérieuse; mais la guerre, détruisant le bien-être journalier, est un maître brutal, qui règle les passions de la multitude sur les circonstances du moment.

Les villes étaient en proie aux dissensions. Si Tune d’elles était restée en arrière des autres, elle aspirait à renchérir sur leur exemple, à imaginer de nouveaux excès, à raffiner sur l’atrocité des vengeances. On en vint à changer arbitrairement l’acception des mots. L’audace irréfléchie passa pour un courage à toute épreuve ; la lenteur prudente pour une lâcheté déguisée ; la modération pour un prétexte de la timidité; une grande intelligence pour une grande inertie. L’emportement aveugle devint le trait distinct de l’homme de cœur ; la circonspection, un spécieux subterfuge. L’homme le plus irascible fut regardé comme le plus sûr; celui qui osait lui tenir tête fut déclaré suspect. C’était faire preuve de finesse que d’attirer ses ennemis dans le piège et surtout de l’éluder. Prenait-on ses mesures pour se passer de ces artifices, on était taxé de trahison ou de pusillanimité. Rien ne valait plus d’éloges que de prévenir une perfidie ou d’y exciter celui qui n’y songeait

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pas. Les liens dn sang étaient moins forts que l’esprit de parti, parce que celui-ci inspirait plus de dévouements à toute épreuve; en effet, de telles associations n’étaient pas formées sous l’égide des lois, mais plutôt contre elles et dans un but coupable; elles ne reposaient pas sur la crainte des dieux, mais sur la complicité du crime. Accueillait-on les ouvertures d’un adversaire, c’était par mesure de prudence et non par générosité. On attachait bien plus de prix à se venger d’une offense qu’à ne l’avoir pas reçue. Les serments de réconciliation qu’on prêtait quelquefois n’avaient qu’une force passagère, arrachés qu’ils étaient à l’embarras des partis; mais que l’occasion fût donnée, et le premier qui reprenait courage en voyant son rival sans défense l’attaquait plus volontiers en trahison qu’à visage découvert. Il y trouvait deux avantages : l’un de frapper à coup sûr, l’autre de se faire une réputation d’habileté en ne devant son triomphe qu’à l’astuce. Aux yeux du vulgaire, il est plus aisé aux fripons de passer pour adroits qu’aux simples pour honnêtes. On rougit de la maladresse ; on tire vanité de la méchanceté.

Tous ces maux eurent leur source dans la fureur de dominer, inspirée par la cupidité et par l’ambition ; puis, les rivalités éveillées, la passion s’en mêla. Les chefs du parti prenaient pour mot d’ordre, ceux-ci l’égalité des droits, ceux-là une aristocratie tempérée ; et, sous le masque du bien public, ils ne travaillaient qu’à se supplanter mutuellement. Ils donnaient un libre cours à leur audace et à leurs vengeances, sans nul souci de la justice ou de l’intérêt commun, sans autre règle que leur caprice. Une fois au pouvoir, ils s’empressaient, à l’aide de sentences iniques ou à force ouverte, de satisfaire leurs inimités actuelles. Ni les uns ni les autres ne respectaient la bonne foi ; mais ceux qui, au mépris des lois divines, réussissaient à commettre quelque noirceur, palliée d’un nom honnête , étaient les plus estimés. Les citoyens qui se tenaient à l’écart tombaient sous les coups des deux partis, soit parce qu’ils refusaient de prendre part à la lutte, soit parce qu’on était jaloux de leur tranquillité.

C’est ainsi que les dissensions remplirent la Grèce de toute sorte de crimes. La candeur, compagne de la droiture de caractère, devint un objet de risée et disparut ; on éleva bien plus haut la duplicité cauteleuse. Ni langage ne fut assez fort ni serment assez terrible pour cimenter une réconciliation. Ne pouvant compter sur personne, on cherchait

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à se mettre à couvert plutôt qu’à faire preuve d’une confiante loyauté. Ceux qui avaient le plus d’avantages étaient les hommes d’une intelligence bornée. La conscience de leur inhabileté et du talent de leurs adversaires leur faisant eraindre d’être dupes des beaux discours de leurs ennemis ou de leur souplesse d’esprit, ils allaient droit au but ; tandis que les autres, dédaignant même de prévoir les desseins de leur§ adversaires et croyant l’action superflue là où l’adresse -semblait suffire, se trouvaient désarmés et succombaient.

Ce fut Corcyre qui donna le signal de ces attentats. On y commit tous les excès qu’on peut attendre d’an peuple longtemps gouverné avec plus de hauteur que de sagesse et qui trouve l'occasion de se venger; toutes les violences suggérées par le désir d’échapper brusquement à une longue misère en s’emparant du bien d’autrui; enfin tontes les cruautés, toutes les barbaries naturelles à des gens qui n'ont pas l’ambition pour mobile, mais qui, poussés par un sentiment aveugle d'égalité , s’acharnent impitoyablement sur des rivaux. En ce temps donc, toutes les lois furent renversées dans cette malheureuse cité ; la nature humaine, secouant le joug du droit qu’elle ne supporte qu’avec impatience, prit plaisir à se montrer docile à la passion, rebelle à la justice, haineuse de toute supériorité. Si l’envie n'avait pas tant de force malfaisante, on n’eût pas préféré la vengeance à la pitié, l’âpreté du gain au respect du droit. C’est que les hommes, sous l’empire d’une colère aveugle, se plaisent à violer les lois tutélaires qui laissent au malheur quelque espoir de salut, an risque de ne pouvoir les invoquer eux-mêmes, si jamais le danger les force d’y avoir recours.