History of the Peloponnesian War
Thucydides
Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.
« Pour moi, je suis toujours le même. Je m’étonne qu’on ait remis en discussion l’affaire des Mytiléniens et provoqué des atermoiements qui sont tout en faveur des coupables. La colère de l’offensé contre l’offenseur va en s’amortissant; mais, quand la répression suit immédiatement l’outrage, la balance est égale et la vengeance complète.
« Je serais curieux de savoir qui osera me contredire et soutenir que les.crimes des Mytiléniens nous sont utiles, ou nos revers préjudiciables à nos alliés. Évidemment, à grand renfort de sophismes, il s’évertuera pour établir que ce qui a été voté ne l’a pas été; ou, séduit par l’appât du gain, il essayera, par un discours captieux, de vous faire prendre le change. Par malheur, dans ces sortes de luttes, c’est à d’autres que la ville décerne les prix; pour elle, elle ne se réserve que les dangers.
« La faute en est à vous, qui présidez mal aux débats ; à vous, qui vous posez en spectateurs des paroles et en auditeurs des actions. Vous jugez des éventualités futures d’après le dire des beaux parleurs. Pour les faits accomplis, vous en croyez moins vos yeux que vos oreilles, parce que vous êtes éblouis par le prestige de l’éloquence. Éternellement dupes de la nouveauté des discours, vous refusez de suivre une parole
« Je m’efforce de vous détourner de ces travers, en vous montrant que les Mytiléniens vous ont fait le plus sanglant outrage que jamais ville ait commis. Quant à moi, si quelques cités se révoltent par impatience de votre joug ou par l’effet d’une pression étrangère, je suis presque tenté de leur pardonner/ Mais pour des gens qui habitent une île, une place fortifiée, que nos ennemis peuvent attaquer seulement du côté de la mer, où même ils ont assez de vaisseaux pour se défendre; qui d’ailleurs se gouvernent par leurs propres lois et qui étaient traités par vous avec une distinction sans exemple, je demande si une pareille conduite ne constitue pas un complot, une insurrection plutôt qu’une défection, — car la défection suppose une oppression violente, — enfin une connivence avec nos plus cruels ennemis pour les aider à nous détruire.
« Leur crime est bien plus grand que si, appuyés sur leurs propres forces, ils nous eussent fait une guerre déclarée. Rien ne leur a servi de leçon : ni le malheur des peuples qui, après s’être révoltés, sont retombés sous le joug ; ni la prospérité dont ils jouissaient, et qui aurait dû les retenir sur le bord de l’abîme. Pleins de confiance enl’avenir et d'un espoir au-dessus de leurs forces, quoique au-dessous de leurs prétentions, ils ont entrepris la guerre et préféré la violence à la justice. Dès qu’ils se sont crus les plus forts, ils nous ont assaillis sans avoir reçu d’injures. Combien d’États ne voit-on pas, brusquement parvenus à une prospérité inespérée, en concevoir de l’arrogance? Au contraire un bonheur qui n’a rien d’imprévu est moins dangereux que celui qu’on n’attendait pas. Il est plus aisé de repousser la mauvaise fortune que de se maintenir dans la bonne.
« Il y a longtemps que nous aurions dû traiter les Mytiléniens
« Et n’allez pas absoudre la multitude pour vous en prendre aux aristocrates seuls. Ils sont tous également coupables. Ils n’avaient qu’à recourir à vous, et ils seraient maintenant réintégrés dans leurs droits; mais ils ont préféré s’exposer avec les aristocrates et seconder leur insurrection. Songez-y bien : si vous infligez le même châtiment aux alliés qui se révoltent sous la pression des ennemis et à ceux dont la défection est spontanée, croyez-vous qu’il en soit un seul qui ne saisisse le plus léger prétexte pour s’insurger, quand il aura en perspective, s’il réussit, la liberté; s’il échoue, un sort supportable ? Nous au contraire, il nous faudra à chaque instant risquer nos biens et nos vies. Vainqueurs, nous ne trouverons qu’une ville ruinée, et nous perdrons à tout jamais les revenus qui alimentent nos forces ; vaincus, nous aurons de nouveaux ennemis ajoutés à ceux que nous avons déjà; et le temps qu’il eût fallu employer contre ceux-ci sera mis à combattre nos propres alliés.
« Il ne faut donc pas les bercer de l’espérance que, moyennant des discours ou de l’argent, ils obtiendront le pardon d’une faute imputable à la nature humaine. Ce n’est pas malgré eux qu’ils ont failli; c’est sciemment qu’ils ont cherché à nous nuire. Or les fautes involontaires sont les seules qui méritent le pardon.
» Quant à moi, je persiste à penser que vous ne devez pas revenir sur votre décision précédente, si vous voulez éviter les trois écueils les plus dangereux pour un empire, savoir la pitié, le charme des discours et l’indulgence. La pitié ne doit s’accorder qu’à charge de revanche, et nullement à ceux qui, insensibles aux ménagements, ne cesseront pas d’être nos ennemis mortels. Les orateurs dont les discours vous enchantent trouveront une arène dans d’autres occasions moins sérieuses que celle-ci, où la ville, pour un instant de plaisir, éprouvera un immense dommage, tandis qu’eux-mêmes seront payés de leur faconde à beaux deniers comptants. Enfin l’indulgence est due aux hommes qui vous sont et vous seront dévoués, mais non pas à ceux qui resteront toujours les mêmes, et qui n’en persévéreront pas moins dans leur hostilité, contre vous.
« Je me résume en peu de mots. Si vous suivez mes conseils, vous agirez avec justice envers les Mytiléniens et avec utilité pour vous-mêmes. Dans le cas contraire, vous ne gagnerez point leur affection et vous aurez prononcé votre propre déchéance. En effet, si leur révolte a été légitime, votre empire ne saurait l’être; et si, tout îdjuste qu’il est, vous croyez à propos de le conserver, l'intérêt, sinon le droit, vous fait un devoir de les punir. Autrement il ne vous reste plus qu’à vous démettre et à faire acte d’héroïsme à.l’abri du danger[*](11 y a ici une ironie. Ce serait sans doute, poulies Athéniens, faire preuve de vertu que d’abdiquer volontairement l’empire qu’ils exercent sur leur alliés; mais Cléon, en parlant ainsi, n’ignore pas qu’ils sont fort éloignés d’une abnégation pareille ).
« Traitez-les donc comme ils vous eussent traités vous-mêmes. Echappés au danger, ne vous montrez pas moins sensibles à l’outrage que les provocateurs. Pensez à la manière dont ils n’auraient pas manqué d’en user envers vous, s’ils eussent 'remporté la victoire, surtout ayant eu les premiers torts. Lorsqu’on attaque saDs motif, on poursuit son adversaire à outrance, parce qu’il y aurait du danger à le laisser debout; car un ennemi gratuitement offensé est plus redoutable, s’il échappe, que celui envers qui les torts se balancent.
« Ne vous trahissez donc pas vous-mêmes. Reportez-vous par la pensée à l’instant où vous étiez menacés. Songez qu’alors rien ne vous eût coûté pour les réduire. Rendez-leur la pareille, sans vous laisser apitoyer sur leur sort actuel et sans oublier le danger naguère suspendu sur vos têtes. Punissez-les comme ils le méritent; et par leur exemple, faites voir clairement aux alliés que toute défection aura la mort pour salaire. Une fois qu’ils en seront convaincus, vous aurez moins souvent à négliger vos ennemis pour combattre vos alliés.»
Ainsi parla Cléon. Après lui Diodotos fils d’Eucratès, qui dans la précédente assemblée avait le plus vivement combattu le décret de mort porté contre les Mytiléniens, monta à la tribune et s’exprima en ces termes :
« Ce n’est pas moi qui me plaindrai de ce qu’on a remis en discussion l’affaire des Mytiléniens, ou qui désapprouverai jamais qu’on délibère plus d’une fois sur des causes majeures. Deux défauts me paraissent surtout contraires à la sagesse des délibérations, savoir la précipitation et la colère. L’une provient de légèreté, l’autre d’entêtement et d’ignorance.
« Quant à celui qui soutient que le langage n’est pas l’interprète des faits, il faut qu’il soit ou aveugle ou intéressé: aveugle, s’il croit qu’il existe un autre moyen de jeter du jour
« Tout cela ne fait pas le compte de la république ; car la crainte la prive de ses conseillers. Les choses iraient bien mieux pour elle, si de tels citoyens étaient de moins habiles orateurs; ils ne l’entraîneraient pas dans tant de fautes. Le bon citoyen n’use pas d’intimidation envers ses adversaires; il lutte contre eux à armes égales et ne doit son triomphe qu’à la supériorité de ses avis. De son côté, une sage république, sans refuser au meilleur conseiller les honneurs qu’il mérite, ne devrait pas les exagérer. Loin d’infliger une peine à l’orateur qui succombe, elle devrait ne lui témoigner aucune défaveur. De cette façon, le vainqueur se laisserait moins aller, parle désir de nouvelles distinctions, à parler contre son sentiment et pour plaire à la multitude, comme aussi le vaincu n’aurait pas recours à la flatterie pour regagner la popularité.
« Nous faisons précisément le contraire. Ce n’est pas tout : pour peu qu’un orateur soit soupçonné de vues intéressées, quelle que soit l’excellence de ses conseils, nous nous méfions de sa vénalité prétendue et nous privons ainsi l’État d’avantages réels. Les choses en sont venues au point que les meilleures idées, émises sans détour, ne sont pas moins suspectes que les pires. D’où il résulte que, non-seulement l’auteur de la plus dangereuse proposition est obligé de recourir à l’artifice pour convaincre la multitude, mais l’avis le plus utile a besoin du mensonge pour se faire accepter. Avec cette humeur ombrageuse, notre ville est la seule qu’on ne puisse servir ouvertement et sans la tromper. Faites franchement une offre profitable, et aussitôt l’on vous supçonne de rechercher secrètement quelque bénéfice personnel et plus grand.
« En présence de telles dispositions et lorsqu’il y va de nos intérêts les plus graves, il nous importe à nous autres orateurs de voir un peu plus loin que vous, qui ne donnez qu’un court
« Pour moi, si j’ai pris la parole au sujet des Mytilé-niens, ce n’est pour contredire ni pour accuser personne; car, à considérer sagement les choses, ce n’est pas de leurs torts qu’il s’agit, mais du meilleur parti à prendre pour nous-mêmes. Me fùt-il démontré qu’ils sont coupables au premier chef, ce ne serait pas pour moi une raison de conclure à la mort, si nous n’y trouvions pas notre avantage; comme aussi je ne leur ferais grâce qu’en tant que le bien de l’État l’exigerait[*](Le texte porte : ἤν τε καὶ ἔχοντές τι ξυγγνώμης εἶεν, construction barbare et inintelligible. Je regarde le mot εἶεν comme une glose à supprimer. La proposition entière est elliptique ; on sous-entend : soit, à la bonne heure, ou même un simple geste d’adhésion. ). J’estime que nous avons à délibérer sur l’avenir encore plus que sur le présent. Cléon soutient que la peine capitale sera utile dans la suite, parce qu’elle diminuera les défections; et moi, la considération de nos intérêts futurs me conduit à une conclusion diamétralement opposée. Ne vous laissez pas engager, par ce que son argumentation peut avoir de spécieux, à repousser ce qu’il y a de vraiment utile dans la mienne. Son discours, motivé par votre colère contre les Mytiléniens, est de nature à vous persuader; toutefois nous n’avons point ici à leur faire leur procès ni à peser la justice de leur conduite, mais à délibérer sur ce que réclame notre intérêt à leur égard.
« Dans la plupart des États, la peine de mort est établie contre plusieurs délits, dont quelques-uns sont loin d’égaler en gravité le crime des Mytiléniens. Cependant l’espérance induit à braver ce danger. C’est que tout homme qui s’y expose compte sur la réussite de ses desseins; comme aussi toute ville qui entreprend une révolte ne le fait qu’avec la pensée de trouver en elle-même ou dans des alliances étrangères les moyens de la soutenir. Il est naturel à tous les hommes de commettre des fautes, soit comme États soit comme individus, et il n’y a pas de loi qui puisse y mettre obstacle. On a parcouru successivement toute l’échelle des peines, en les aggravant sans cesse pour se mettre en garde contre les malfaiteurs. Il est à croire qu’autrefoiselles étaient pïus douces pour les plus grands crimes; ma;s, comme on les bravait, elles
« Tous les hommes sont poussés vers les dangers ; le pauvre par l’audace de la nécessité ; le riche par l’orgueil de l’opulence ; les autres par l’irrésistible entraînement des passions dont chacun dans sa position est possédé. A ces causes si fécondes en malheurs, ajoutez encore l’espérance et la convoitise. Celle-ci ouvre la voie, celle-là s’y engage sur ses traces. L’une forme des projets, l’autre compte sur le hasard pour les réaliser; et, comme elles agissent dans l’ombre, elles sont plus redoutables que les dangers manifestes. Enfin la fortune y joint ses excitations. Quelquefois elle surgit à l’improviste et précipite les faibles dans le péril. C’est surtout le cas pour les Etats, parce qu’il s’agit pour eux des plus grands intérêts, la liberté ou l’empire; et que chaque citoyen, se voyant appuyé par la masse, s’exagère follement ses propres forces. En un mot il est absurde, Userait d’une insigne naïveté, de croire que la nature humaine, une fois lancée à la poursuite de quelque objet, se laissera maîtriser par le frein des lois ou par toute autre crainte.
« Il ne faut donc pas, par trop de confiance en l'efficacité de la peine de mort, prendre une résolution fâcheuse, en ôtant aux insurgés toute idée de repentir et d’une prompte réparation de leur faute. Réfléchissez que, dans l’état actuel des choses, lorsqu’une ville révoltée se voit dans l’impossibilité de résister, elle capitule pendant qu’elle est encore à même de rembourser les frais de la guerre et de payer le tribut pour l’avenir ; mais, dans l'autre hypothèse, croyez-vous qu’il y en eût une seule qui ne fit les plus grands préparatifs et ne se défendît jusqu’à la dernière extrémité, s’il ne devait y avoir aucune différence entre une prompte soumission et une résistance désespérée ? Et comment ne serait-ce pas un dommage pour nous de faire à grands frais le siège d’une place déterminée à ne pas se rendre, ou, si nous la prenons, de la trouver ruinée et de perdre pour toujours les subsides qu’elle nous fournissait? Ce sont pourtant ces tributs qui soutiennent notre puissance.
« Gardons-nous donc de nous nuire à nous-mêmes en frappant les coupables avec la dernière sévérité. Cherchons plutôt, par des punitions mitigées, à laisser aux villes des ressources
« Considérez encore quelle énorme faute vous commettriez en suivant l’avis de Cléon. Pour le moment, dans toutes les villes, le peuple a de la sympathie pour vous ; il ne se joint pas aux soulèvements des aristocrates, ou, s’il y est contraint, il ne tarde pas à se tourner contre ceux qui l’y ont poussé ; en sorte que vous avez un auxiliaire dans la population des villes que vous allez combattre. Mais si vous frappez le peuple de Mytilène, qui n’a point trempé dans la rébellion, et qui n’a pas plus tôt eu des armes qu’il s’est empressé de vous ouvrir les portes, d’abord vous commettrez une injustice en immolant des bienfaiteurs, ensuite vous donnerez beau jeu aux aristocrates. Sitôt qu’ils voudront insurger un État, ils auront le peuple pour eux, parce que vous aurez montré que la même punition attend les innocents comme les coupables. Et quand le peuple serait coupable, encore faudrait-il fermer les yeux, afin de ne pas nous aliéner le seul allié qui nous reste. Enfin je crois qu’il est beaucoup plus avantageux pour le maintien de notre empire d'endurer patiemment une offense que de frapper, avec toute la rigueur du droit, des hommes que nous devons épargner. Cléon a beau dire, il est impossible que, dans ce châtiment, l'intérêt se rencontre avec la justice.
«.Reconnaissez donc la supériorité de mon avis; et, sans trop accorder à la. pitié ni à l’indulgence, — contre lesquelles je serais le premier à vous prémunir, — écoutez uniquement la voix de la raison. Jugez de sang-froid ceux des Mytiléniens que Pachès a envoyés comme coupables, et laissez les autres daus leurs foyers. C’est pour l’avenir le parti le plus sage, et c’est celui qui dans le présent effrayera le plus nos ennemis. Contre des adversaires, la prudence est une arme plus sûre que la force aveugle. »
Ainsi parla Diodotos. Les Athéniens, après avoir entendu ces deux opinions contradictoires, demeurèrent indécis,
Quant aux Mytiléniens que Pachès avait envoyés comme auteurs de la révolte, les Athéniens, d’après l’avis de Gléon, les mirent à mort. Ils étaient un peu plus de mille. Mytilène fut démantelée et livra ses vaisseaux. Pour l’avenir, les Lesbiens ne furent frappés d’aucun tribut; mais tout leur territoire, celui de Méthymne excepté, fut partagé en trois mille lots, dont trois cents furent réservés aux dieux et le reste distribué par la voie du sort à des colons tirés d’Athènes. Les Lesbiens continuèrent à cultiver leurs terres, mais ils durent payer une redevance annuelle de deux mines par lot[*](La mine valait cent drachmes ou quatre-vingt-dix francs. Cette redevance était au profit des colons athéniens. Par ce partage de leurs terres, les Lesbiens perdaient leur droit de propriété et devenaient les fermiers de leurs propres domaines. Leur état se trouvait donc de beaucoup pire que celui des sujets tributaires d’Athènes. Il se peut que la perspective de ce partage entrât pour quelque chose dans l’excès de rigueur déployé envers Lesbos par les Athéniens. ). Les Athéniens s’emparèrent aussi de toutes les places que Mytilène possédait sur le continent, et les soumirent à leur domination. Tels furent les événements de Lesbos.
Le même été, après la réduction de Lesbos, les Athéniens, commandés par Nicias fils de Nicératos, firent une expédition contre Minoa, île située en face de Mégare. Les Mégariens y avaient bâti une tour et en avaient fait une place forte.
Nicias voulait que les Athéniens se rendissent maîtres de ce point, plus rapproché du continent que Boudoron[*](Château fort sur la pointe occidentale de l’Ue de Salamine. Les Athéniens y tenaient une station navale d’observation. Voyez liv. II, ch. xciv. ) et Salamine, et qu’ils y tinssent garnison. Par ce moyen, les Pélopo-nésiens ne pourraient plus expédier clandestinement, comme cela s’était vu[*](Allusion à l’expédition racontée au livre II, ch. xcnr. ), des trirèmes ou des bâtiments armés en course, et les arrivages maritimes à Mégare seraient interceptés. Nicias s’empara donc, par mer et avec des machines, de deux tours en saillie du côté de Niséa; et, après avoir rendu libre
Presque au même moment, dans le cours de Pété, les Platéens, à bout de subsistances et hors d’état de tenir plus longtemps, se rendirent aux Péloponésiens dans les circonstances suivantes. Les assiégeants avaient livré un assaut que les Platéens n’avaient pas été en mesure de repousser. Instruit de leur faiblesse, le général lacédémonien ne voulut pas forcer la ville ; ses instructions le lui défendaient. Les Lacédémoniens, prévoyant le cas où l’on ferait la paix avec Athènes et où l’on stipulerait la rétrocession des places prises pendant la guerre, avaient voulu que Platée fit exception, comme s’étant rendue volontairement. Un héraut déclara donc aux Platéens que, s'ils consentaient à remettre leur ville aux Lacédémoniens et à les prendre pour juges, on ne punirait que les coupables et que personne ne serait frappé sans jugement. Sur ce message, les assiégés aux abois se rendirent. Pendant quelques jours, les Péloponésiens leur fournirent des vivres, en attendant que les juges, au nombre de cinq, fussent, venus de Lacédémone. A leur arrivée, on ne formula contre les Platéens aucune accusation expresse; on se contenta de les faire comparaître et de leur demander si, dans le cours de la présente guerre, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Ils obtinrent pourtant de développer leur défense, et ils en confièrent le soin à deux d’entre eux, Astymachos fils d'Aso-polaos et Lacon fils d’Aïmnestos, proxène des Lacédémoniens[*](Aïmnestos est le Spartiate qui tua Mardonius à la bataille de Platée (Hérodote, ÎX, ηχνπι). C’est apparemment à sa mémoire que le Platéen ici mentionné avait reçu le même nom. A son tour il avait appelé son fils Laoon, de même que ΓAthénien Cimon avait nommé le sien Lacédémonios (I, xlv) en témoignage de son attachement à Lacédémone. — Le choix de cet orateur fut sans doute dicté par l’opinion qu’en sa qualité de proxène il serait bienvenu des Lacédémoniens. — Sur les proxènes, voyez liv. II, ch. xxn, note 1. ). Ces délégués parlèrent en ces termes :
« Lacédémoniens, quand nous avons livré notre ville, nous l’avons fait par confiance en vous. Alors nous étions loin de nous attendre à un jugement tel que celui-ci ; nous comptions sur plus de formes. Si nous n’avons voulu, comme nous ne voulons encore, d’autres juges que vous, c’est que nous pensions que vous tiendriez la balance égale. Maintenant nous craignons de nous être doublement trompés ; car nous soupçonnons à bon droit qu’il y va pour nous de la vie, et nous avons des doutes sur votre impartialité. Ce qui nous les suggère, c’est d’abord l’absence de toute accusation précise que nous aurions pu repousser; — il nous a fallu demander nous-mêmes
« A ces difficultés se joint encore celle de vous convaincre. Si nous étions inconnus les uns aux autres, nous pourrions alléguer en notre faveur des témoignages nouveaux pour vous; mais vous savez d’avance tout ce que nous pourrions dire. Ce que nous craignons, ce n’est pas que vous ne jugiez nos mérites inférieurs aux vôtres, et no nous fassiez un crime de cette infériorité, mais bien plutôt que dans le dessein de complaire à d'autres, vous ne nous fassiez plaider une cause déjà jugée.
« Néanmoins nous essayerons de nous défendre en exposant, d'une part, la justice de notre conduite dans nos démêlés avec les Thébains, de l’autre les droits que nous avons à votre reconnaissance et à celle de toute la Grèce.
« Et d’abord, quant à la question sommaire qui nous est posée : c Avez-vous, dans le cours de la guerre actuelle, rendu « quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés? » voici notre réponse : Si c'est à des ennemis que cette question s’adresse, vous ne devez pas trouver mauvais qu’ils ne vous aient rendu aucun service ; si au contraire c’est à des amis, ce serait plutôt vous qui seriez coupables d’avoir tourné vos armes contre eux. Mais où notre conduite fut exemplaire, ce fut pendant la paix et dans la guerre contre le Barbare. Nous ne rompîmes point celle-là les premiers, et seuls des Béotiens nous combattîmes celui-ci pour la liberté de la Grèce. Bien qu'habitant la terre ferme, nous prîmes part au combat naval de l'Artémision ; et, dans la journée qui eut lieu sur notre territoire, nous étions près de vous et de Pausanias [*](Voyez Hérodote, liv. VIII, ch. i, et liv. IX» ch. xxnn. ). Tous les autres dangers qui, dans ce temps, menacèrent les Grecs, nous les partageâmes avec un zèle au-dessus de nos forces. Lorsque, après le tremblement de terre et la retraite des Hilotes sur le mont lthome, Sparte était plongée dans la consternation, nous envoyâmes à votre secours le tiers de nos citoyens [*](Comparez, liv. I, ch. cvni. ). Ce sont là de ces traits qui méritent de n’être pas oubliés.
« Tels sont les services que nous vous rendîmes jadis. Si depuis lors nous sommes devenus vos ennemis, c’est uniquement par votre faute. Lorsque, opprimés par les Tliébains, nous eûmes recours à votre alliance, vous nous renvoyâtes aux Athéniens, sous prétexte qu’ils étaient proches et vous trop éloignés[*](C’est la réponse que leur fit le roiCléomènes, selon Hérodote (VI, ci). ). Toutefois, durant cette guerre, vous n’avez reçu de nous, ni de près ni de loin, aucune offense signalée. Il est vrai que, malgré vos instances, nous avons refusé d’abandonner les Athéniens. Mais comment nous en faire un crime ? Ne nous avaient-ils pas protégés contre les Thébains, quand vous refusiez de le faire? C’eût été nue honte de les trahir après avoir reçu leurs bienfaits, sollicité leur appui, et obtenu chez eux le droit de cité [*](Depuis la bataille de Marathon, où ils étaient venus en masse au secours d’Athènes, les Platéens avaient reçu dans cette ville le droit de cité. Cette naturalisation générale conférait aux Platéens les droits utiles, mais non pas les droits honorifiques, par exemple d’être éligibles aux charges de l’État. ). Dans les ordres que les uns ou les autres vous intimez à vos alliés, s’il y a quelque chose de répréhensible, ceux qui donnent l’impulsion vers le mal sont plus à blâmer que ceux qui la reçoivent.
« Les Thébains ont commis envers nous plusieurs offenses. Vous connaissez la dernière, qui a été la cause de tous nos malheurs. Ils ont cherché à s’emparer de notre ville en pleine paix, dans un temps de fête[*](Littéralement : dans un mois sacré. Π ne peut s’agir du mois Carnéen, Platée n’étant pas dorienne, et l’entreprise des Thébains ayant eu lieu à la fin d’avril, tandis que le mois Carnéen correspond, pour la plus grande partie, au mois d’août. Ce n’était pas non plus l’année des jeux olympiques. Il doit donc être question ici de quelque solennité particulière à Platée. ). En les punissant, nous n’avons fait qu’user de cette loi universelle qui autorise à repousser la force par la force. Aujourd’hui vous auriez tort de nous sacrifier à eux. Si vous substituez à la justice votre intérêt actuel et leur inimitié pour nous, votre sentence paraîtra fausse, inique et entachée d’égoïsme.
« D’ailleurs, s’ils semblent aujourd’hui vous être utiles, nous le fûmes bien davantage, nous et les autres Grecs, dans un temps où vous couriez un plus grand danger. Maintenant c’est vous qui faites trembler les autres ; mais lorsque le Barbare apportait à tous la servitude, ils étaient avec lui. Or il est juste de mettre en compensation de notre faute présente, si tant est que c’en soit une, notre dévouement passé. Vous le trouverez même d’autant plus méritoire qu’il brilla dans un moment où il était rare de voir quelqu’un des Grecs opposer de la résistance aux armes de Xerxès. Alors on exaltait ceux qui avaient l’héroïque imprudence de mépriser l’invasion et d’affronter le péril pour la bonne cause. Nous fûmes de ce nombre ; et, après avoir été portés aux nues, nous craignons aujourd’hui de périr pour nous être conduits d’après les mêmes principes, c’est-à-dire pour nous être attachés aux Athéniens d’après la justice, plutôt qu’à vous d’après l’intérêt. Il ne faut pourtant pas avoir deux poids et deux mesures, ni admettre que l'intérêt
« Considérez encore qu’aujourd’hui vous êtes regardés par le plus grand nombre des Grecs comme des modèles de vertu. Or, si vous nous condamnez contre toute justice, — cette cause aura du retentissement, car votre renommée est grande et la nôtre n’est pas tout à fait nulle,— prenez-y garde, on ne vous verra pas sans horreur porter contre des braves, vous plus braves encore, une sentence indigne, ni suspendre dans les temples nationaux les dépouilles des bienfaiteurs de la Grèce[*](C’était l’usage, après les grandes spoliations publiques, de les légitimer en quelque sorte en consacrant aux dieux la dîme du butin. ). Il paraîtra révoltant que Platée soit détruite par les Lacédémoniens ; que vos pères l’aient inscrite sur le trépied de Delphes à cause de son courage[*](Voyez liv. I, ch. cxxxii, note 2- ), et que vous l’effaciez de la Grèce en considération des Thébains. Voilà donc le degré d’infortune auquel nous sommes réduits! Si les Mèdes eussent triomphé, notre ruine était consommée; et aujourd’hui nous sommes supplantés dans votre vieille amitié par les Thébains ; nous nous sommes vus aux prises avec les deux dangers les plus terribles : risquant naguère de mourir de faim si nous ne livrions pas notre ville, et maintenant d’étre condamnés à mort. Ces mêmes Platéens qui montrèrent pour les Grecs un dévouement sans bornes, sont repoussés de partout, délaissés, sans secours. De nos alliés d'alors nui ne vient à notre aide ; et vous, Lacédémoniens, notre unique espérance, nous craignons que vous ne nous donniez aucun appui.