History of the Peloponnesian War

Thucydides

Thucydides. Histoire de la Guerre du Péloponnése. Bétant, Élie-Ami, translator. Paris: Librairie de L. Hachette, 1863.

« Mainte fois j’ai reconnu qu’un État démocratique n’est pas fait pour commander à d’autres; mais rien ne le prouve mieux que votre revirement actuel au sujet des Mytiléniens. Accoutumés dans vos rapports journaliers à une confiance et une sécurité réciproques, vous avez les mêmes dispositions envers vos alliés; et, lorsque leurs discours ou la commisération vous out fait commettre quelque faute, vous ne songez pas que votre faiblesse entraîne pour vous un péril, sans vous attirer de leur part aucune reconnaissance. Vous oubliez que votre domination est une véritable tyrannie [*](Le mot de tyrannie est pris ici dans le sens grec de souveraineté absolue, de domination monarchique, sans impliquer l’idée de despotisme ou d’abus d’autorité. ), imposée à des hommes malintentionnés, qui n’obéissent qu’à contre-cœur, qui ne vous savent aucun gré des concessions, onéreuses pour vous, que vous leur

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faites ; mais qui se soumettent moins par déférence que par nécessité.

« Le pire à mes yeux serait qu’il n’y eût rien de stable dans nos résolutions, et que nous ne comprissions pas que mieux vaut pour un État avoir des lois imparfaites, mais immuables, que des lois excellentes, mais dépourvues de sanction ; que l’ignorance modeste est préférable à l’habileté vaniteuse ; et qu’en général les États sont mieux gouvernés par les médiocrités que par les intelligences d’élite. En effet les uns veulent se montrer plus sages que les lois et, dans les assemblées, faire toujours prévaloir leurs opinions personnelles, parce que c’est l’arène la plus favorable à leurs talents, — et voilà surtout ce qui perd les républiques; —tandis que les autres, se défiant de leurs propres lumières, ne croient pas en savoir plus que les lois. Ils sont, il est vrai, moins aptes à critiquer les discours d’un harangueur habile ; mais, jugeant avec plus de modestie que d’émulation, ils évitent mieux les écueils. C’est là ce que nous devons faire, nous autres orateurs, au lieu de nous engager dans une lutte d’éloquence ou de génie, et de vous donner des conseils contraires à nos propres convictions.

« Pour moi, je suis toujours le même. Je m’étonne qu’on ait remis en discussion l’affaire des Mytiléniens et provoqué des atermoiements qui sont tout en faveur des coupables. La colère de l’offensé contre l’offenseur va en s’amortissant; mais, quand la répression suit immédiatement l’outrage, la balance est égale et la vengeance complète.

« Je serais curieux de savoir qui osera me contredire et soutenir que les.crimes des Mytiléniens nous sont utiles, ou nos revers préjudiciables à nos alliés. Évidemment, à grand renfort de sophismes, il s’évertuera pour établir que ce qui a été voté ne l’a pas été; ou, séduit par l’appât du gain, il essayera, par un discours captieux, de vous faire prendre le change. Par malheur, dans ces sortes de luttes, c’est à d’autres que la ville décerne les prix; pour elle, elle ne se réserve que les dangers.

« La faute en est à vous, qui présidez mal aux débats ; à vous, qui vous posez en spectateurs des paroles et en auditeurs des actions. Vous jugez des éventualités futures d’après le dire des beaux parleurs. Pour les faits accomplis, vous en croyez moins vos yeux que vos oreilles, parce que vous êtes éblouis par le prestige de l’éloquence. Éternellement dupes de la nouveauté des discours, vous refusez de suivre une parole

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éprouvée. Esclaves de ce, qui est étrange, dédaigneux de ce qui est connu, vous aspirez tous au talent oratoire ; et, si vou§ ne pouvez y parvenir, vous prenez le contre-pied de ceux qui le possèdent, afin de n’ayoir pas l’air de vous mettre à la remorque d’une opinion, mais d’être les premiers à applaudir à une saillie. Prompts à courir au-devant des paroles, lents à prévoir les résultats ; cherchant je ne sais quel monde imaginaire, sans jamais vous inquiéter de la réalité ; en un mot, fascinés par le plaisir de Touïe, et plus semblables à des auditeurs de sophistes qu’à des citoyens délibérant sur les intérêts de l’État.

« Je m’efforce de vous détourner de ces travers, en vous montrant que les Mytiléniens vous ont fait le plus sanglant outrage que jamais ville ait commis. Quant à moi, si quelques cités se révoltent par impatience de votre joug ou par l’effet d’une pression étrangère, je suis presque tenté de leur pardonner/ Mais pour des gens qui habitent une île, une place fortifiée, que nos ennemis peuvent attaquer seulement du côté de la mer, où même ils ont assez de vaisseaux pour se défendre; qui d’ailleurs se gouvernent par leurs propres lois et qui étaient traités par vous avec une distinction sans exemple, je demande si une pareille conduite ne constitue pas un complot, une insurrection plutôt qu’une défection, — car la défection suppose une oppression violente, — enfin une connivence avec nos plus cruels ennemis pour les aider à nous détruire.

« Leur crime est bien plus grand que si, appuyés sur leurs propres forces, ils nous eussent fait une guerre déclarée. Rien ne leur a servi de leçon : ni le malheur des peuples qui, après s’être révoltés, sont retombés sous le joug ; ni la prospérité dont ils jouissaient, et qui aurait dû les retenir sur le bord de l’abîme. Pleins de confiance enl’avenir et d'un espoir au-dessus de leurs forces, quoique au-dessous de leurs prétentions, ils ont entrepris la guerre et préféré la violence à la justice. Dès qu’ils se sont crus les plus forts, ils nous ont assaillis sans avoir reçu d’injures. Combien d’États ne voit-on pas, brusquement parvenus à une prospérité inespérée, en concevoir de l’arrogance? Au contraire un bonheur qui n’a rien d’imprévu est moins dangereux que celui qu’on n’attendait pas. Il est plus aisé de repousser la mauvaise fortune que de se maintenir dans la bonne.

« Il y a longtemps que nous aurions dû traiter les Mytiléniens

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comme les autres. C’eût été le moyen de les rendre moins orgueilleux; car il est naturel à l’homme de mépriser qui lé ménage et de respecter qui lui tient tête. Qu’ils reçoivent donc aujourd’hui la juste punition de leur conduite.

« Et n’allez pas absoudre la multitude pour vous en prendre aux aristocrates seuls. Ils sont tous également coupables. Ils n’avaient qu’à recourir à vous, et ils seraient maintenant réintégrés dans leurs droits; mais ils ont préféré s’exposer avec les aristocrates et seconder leur insurrection. Songez-y bien : si vous infligez le même châtiment aux alliés qui se révoltent sous la pression des ennemis et à ceux dont la défection est spontanée, croyez-vous qu’il en soit un seul qui ne saisisse le plus léger prétexte pour s’insurger, quand il aura en perspective, s’il réussit, la liberté; s’il échoue, un sort supportable ? Nous au contraire, il nous faudra à chaque instant risquer nos biens et nos vies. Vainqueurs, nous ne trouverons qu’une ville ruinée, et nous perdrons à tout jamais les revenus qui alimentent nos forces ; vaincus, nous aurons de nouveaux ennemis ajoutés à ceux que nous avons déjà; et le temps qu’il eût fallu employer contre ceux-ci sera mis à combattre nos propres alliés.

« Il ne faut donc pas les bercer de l’espérance que, moyennant des discours ou de l’argent, ils obtiendront le pardon d’une faute imputable à la nature humaine. Ce n’est pas malgré eux qu’ils ont failli; c’est sciemment qu’ils ont cherché à nous nuire. Or les fautes involontaires sont les seules qui méritent le pardon.

» Quant à moi, je persiste à penser que vous ne devez pas revenir sur votre décision précédente, si vous voulez éviter les trois écueils les plus dangereux pour un empire, savoir la pitié, le charme des discours et l’indulgence. La pitié ne doit s’accorder qu’à charge de revanche, et nullement à ceux qui, insensibles aux ménagements, ne cesseront pas d’être nos ennemis mortels. Les orateurs dont les discours vous enchantent trouveront une arène dans d’autres occasions moins sérieuses que celle-ci, où la ville, pour un instant de plaisir, éprouvera un immense dommage, tandis qu’eux-mêmes seront payés de leur faconde à beaux deniers comptants. Enfin l’indulgence est due aux hommes qui vous sont et vous seront dévoués, mais non pas à ceux qui resteront toujours les mêmes, et qui n’en persévéreront pas moins dans leur hostilité, contre vous.

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« Je me résume en peu de mots. Si vous suivez mes conseils, vous agirez avec justice envers les Mytiléniens et avec utilité pour vous-mêmes. Dans le cas contraire, vous ne gagnerez point leur affection et vous aurez prononcé votre propre déchéance. En effet, si leur révolte a été légitime, votre empire ne saurait l’être; et si, tout îdjuste qu’il est, vous croyez à propos de le conserver, l'intérêt, sinon le droit, vous fait un devoir de les punir. Autrement il ne vous reste plus qu’à vous démettre et à faire acte d’héroïsme à.l’abri du danger[*](11 y a ici une ironie. Ce serait sans doute, poulies Athéniens, faire preuve de vertu que d’abdiquer volontairement l’empire qu’ils exercent sur leur alliés; mais Cléon, en parlant ainsi, n’ignore pas qu’ils sont fort éloignés d’une abnégation pareille ).

« Traitez-les donc comme ils vous eussent traités vous-mêmes. Echappés au danger, ne vous montrez pas moins sensibles à l’outrage que les provocateurs. Pensez à la manière dont ils n’auraient pas manqué d’en user envers vous, s’ils eussent 'remporté la victoire, surtout ayant eu les premiers torts. Lorsqu’on attaque saDs motif, on poursuit son adversaire à outrance, parce qu’il y aurait du danger à le laisser debout; car un ennemi gratuitement offensé est plus redoutable, s’il échappe, que celui envers qui les torts se balancent.

« Ne vous trahissez donc pas vous-mêmes. Reportez-vous par la pensée à l’instant où vous étiez menacés. Songez qu’alors rien ne vous eût coûté pour les réduire. Rendez-leur la pareille, sans vous laisser apitoyer sur leur sort actuel et sans oublier le danger naguère suspendu sur vos têtes. Punissez-les comme ils le méritent; et par leur exemple, faites voir clairement aux alliés que toute défection aura la mort pour salaire. Une fois qu’ils en seront convaincus, vous aurez moins souvent à négliger vos ennemis pour combattre vos alliés.»

Ainsi parla Cléon. Après lui Diodotos fils d’Eucratès, qui dans la précédente assemblée avait le plus vivement combattu le décret de mort porté contre les Mytiléniens, monta à la tribune et s’exprima en ces termes :

« Ce n’est pas moi qui me plaindrai de ce qu’on a remis en discussion l’affaire des Mytiléniens, ou qui désapprouverai jamais qu’on délibère plus d’une fois sur des causes majeures. Deux défauts me paraissent surtout contraires à la sagesse des délibérations, savoir la précipitation et la colère. L’une provient de légèreté, l’autre d’entêtement et d’ignorance.

« Quant à celui qui soutient que le langage n’est pas l’interprète des faits, il faut qu’il soit ou aveugle ou intéressé: aveugle, s’il croit qu’il existe un autre moyen de jeter du jour

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sur les questions obscures; intéressé, si voulant proposer quelque turpitude et désespérant d’appuyer par de bonnes raisons une mauvaise cause, il cherche par d’adroites calomnies à intimider ses adversaires et ses auditeurs. Mais la pire espèce est celle des gens qui accusent leurs antagonistes de trafiquer de l’art de la parole. S’ils se bornaient à les taxer d'ineptie, la défaite ferait perdre la réputation d’habileté, non celle de probité; mais, devant le reproche de corruption, l’on a beau triompher, le soupçon reste ; et, si l’on succombe, on paraît à la fois dénué de talent et de vertu.

« Tout cela ne fait pas le compte de la république ; car la crainte la prive de ses conseillers. Les choses iraient bien mieux pour elle, si de tels citoyens étaient de moins habiles orateurs; ils ne l’entraîneraient pas dans tant de fautes. Le bon citoyen n’use pas d’intimidation envers ses adversaires; il lutte contre eux à armes égales et ne doit son triomphe qu’à la supériorité de ses avis. De son côté, une sage république, sans refuser au meilleur conseiller les honneurs qu’il mérite, ne devrait pas les exagérer. Loin d’infliger une peine à l’orateur qui succombe, elle devrait ne lui témoigner aucune défaveur. De cette façon, le vainqueur se laisserait moins aller, parle désir de nouvelles distinctions, à parler contre son sentiment et pour plaire à la multitude, comme aussi le vaincu n’aurait pas recours à la flatterie pour regagner la popularité.

« Nous faisons précisément le contraire. Ce n’est pas tout : pour peu qu’un orateur soit soupçonné de vues intéressées, quelle que soit l’excellence de ses conseils, nous nous méfions de sa vénalité prétendue et nous privons ainsi l’État d’avantages réels. Les choses en sont venues au point que les meilleures idées, émises sans détour, ne sont pas moins suspectes que les pires. D’où il résulte que, non-seulement l’auteur de la plus dangereuse proposition est obligé de recourir à l’artifice pour convaincre la multitude, mais l’avis le plus utile a besoin du mensonge pour se faire accepter. Avec cette humeur ombrageuse, notre ville est la seule qu’on ne puisse servir ouvertement et sans la tromper. Faites franchement une offre profitable, et aussitôt l’on vous supçonne de rechercher secrètement quelque bénéfice personnel et plus grand.

« En présence de telles dispositions et lorsqu’il y va de nos intérêts les plus graves, il nous importe à nous autres orateurs de voir un peu plus loin que vous, qui ne donnez qu’un court

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espace de temps à l’examen des affaires ; car nous sommes responsables de nos avis et vous ne l’êtes pas de vos votes [*](A Athènes, lors même que l’assemblée du peuple avait adopté un projet de loi, l’orateur qui l’avait proposé n’en demeurait pas moins responsable. On pouvait lui intenter une accusation d’illégalité (γραφή παρανόμων), si par exemple son décret se trouvait être en contradiction avec une loi antérieure. C’est pour cette raison que la formule des arrêts législatifs portait toujours en tê.te le nom de l’orateur sur la proposition duquel le décret avait été rendu. ). Si du moins l’auteur d’un projet et celui qui l’adopte avaient les mêmes risques à courir, vos jugements seraient plus équitables; mais non: si l’affaire tourne mal, vous sévissez contre celui qui vous a persuadés et qui n’avait que sa propre opinion, et vous n’avez garde de vous en prendre à vous-mêmes, bien que votre faute ait été celle du grand nombre.

« Pour moi, si j’ai pris la parole au sujet des Mytilé-niens, ce n’est pour contredire ni pour accuser personne; car, à considérer sagement les choses, ce n’est pas de leurs torts qu’il s’agit, mais du meilleur parti à prendre pour nous-mêmes. Me fùt-il démontré qu’ils sont coupables au premier chef, ce ne serait pas pour moi une raison de conclure à la mort, si nous n’y trouvions pas notre avantage; comme aussi je ne leur ferais grâce qu’en tant que le bien de l’État l’exigerait[*](Le texte porte : ἤν τε καὶ ἔχοντές τι ξυγγνώμης εἶεν, construction barbare et inintelligible. Je regarde le mot εἶεν comme une glose à supprimer. La proposition entière est elliptique ; on sous-entend : soit, à la bonne heure, ou même un simple geste d’adhésion. ). J’estime que nous avons à délibérer sur l’avenir encore plus que sur le présent. Cléon soutient que la peine capitale sera utile dans la suite, parce qu’elle diminuera les défections; et moi, la considération de nos intérêts futurs me conduit à une conclusion diamétralement opposée. Ne vous laissez pas engager, par ce que son argumentation peut avoir de spécieux, à repousser ce qu’il y a de vraiment utile dans la mienne. Son discours, motivé par votre colère contre les Mytiléniens, est de nature à vous persuader; toutefois nous n’avons point ici à leur faire leur procès ni à peser la justice de leur conduite, mais à délibérer sur ce que réclame notre intérêt à leur égard.

« Dans la plupart des États, la peine de mort est établie contre plusieurs délits, dont quelques-uns sont loin d’égaler en gravité le crime des Mytiléniens. Cependant l’espérance induit à braver ce danger. C’est que tout homme qui s’y expose compte sur la réussite de ses desseins; comme aussi toute ville qui entreprend une révolte ne le fait qu’avec la pensée de trouver en elle-même ou dans des alliances étrangères les moyens de la soutenir. Il est naturel à tous les hommes de commettre des fautes, soit comme États soit comme individus, et il n’y a pas de loi qui puisse y mettre obstacle. On a parcouru successivement toute l’échelle des peines, en les aggravant sans cesse pour se mettre en garde contre les malfaiteurs. Il est à croire qu’autrefoiselles étaient pïus douces pour les plus grands crimes; ma;s, comme on les bravait, elles

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ont fini avec le temps par aboutir pour la plupart à la mort ; et néanmoins on brave'la mort elle-même. Il faut donc ou trouver un meilleur système d’intimidation, ou convenir que la peine de mort est une barrière illusoire.

« Tous les hommes sont poussés vers les dangers ; le pauvre par l’audace de la nécessité ; le riche par l’orgueil de l’opulence ; les autres par l’irrésistible entraînement des passions dont chacun dans sa position est possédé. A ces causes si fécondes en malheurs, ajoutez encore l’espérance et la convoitise. Celle-ci ouvre la voie, celle-là s’y engage sur ses traces. L’une forme des projets, l’autre compte sur le hasard pour les réaliser; et, comme elles agissent dans l’ombre, elles sont plus redoutables que les dangers manifestes. Enfin la fortune y joint ses excitations. Quelquefois elle surgit à l’improviste et précipite les faibles dans le péril. C’est surtout le cas pour les Etats, parce qu’il s’agit pour eux des plus grands intérêts, la liberté ou l’empire; et que chaque citoyen, se voyant appuyé par la masse, s’exagère follement ses propres forces. En un mot il est absurde, Userait d’une insigne naïveté, de croire que la nature humaine, une fois lancée à la poursuite de quelque objet, se laissera maîtriser par le frein des lois ou par toute autre crainte.

« Il ne faut donc pas, par trop de confiance en l'efficacité de la peine de mort, prendre une résolution fâcheuse, en ôtant aux insurgés toute idée de repentir et d’une prompte réparation de leur faute. Réfléchissez que, dans l’état actuel des choses, lorsqu’une ville révoltée se voit dans l’impossibilité de résister, elle capitule pendant qu’elle est encore à même de rembourser les frais de la guerre et de payer le tribut pour l’avenir ; mais, dans l'autre hypothèse, croyez-vous qu’il y en eût une seule qui ne fit les plus grands préparatifs et ne se défendît jusqu’à la dernière extrémité, s’il ne devait y avoir aucune différence entre une prompte soumission et une résistance désespérée ? Et comment ne serait-ce pas un dommage pour nous de faire à grands frais le siège d’une place déterminée à ne pas se rendre, ou, si nous la prenons, de la trouver ruinée et de perdre pour toujours les subsides qu’elle nous fournissait? Ce sont pourtant ces tributs qui soutiennent notre puissance.

« Gardons-nous donc de nous nuire à nous-mêmes en frappant les coupables avec la dernière sévérité. Cherchons plutôt, par des punitions mitigées, à laisser aux villes des ressources

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pécuniaires suffisantes. Plaçons notre sûreté, non dans la rigidité de nos lois, mais dans la vigilance'de nos actes. Aujourd'hui nous faisons l’inverse. Si un peuple libre, assujetti à notre empire, essaye — comme c'est naturel — de s’y soustraire, et que nous parvenions à le réduire, nous nous croyons obligés de le punir sévèrement. Ce qu’il faudrait, ce n’est pas de châtier avec rigueur des hommes libres qui se révoltent, mais de les garder avec rigueur avant leur rébellion, afin de leur en ôter jusqu’à la pensée, ou, après les avoir soumis, de n’imputer leur crime qu’au petit nombre.

« Considérez encore quelle énorme faute vous commettriez en suivant l’avis de Cléon. Pour le moment, dans toutes les villes, le peuple a de la sympathie pour vous ; il ne se joint pas aux soulèvements des aristocrates, ou, s’il y est contraint, il ne tarde pas à se tourner contre ceux qui l’y ont poussé ; en sorte que vous avez un auxiliaire dans la population des villes que vous allez combattre. Mais si vous frappez le peuple de Mytilène, qui n’a point trempé dans la rébellion, et qui n’a pas plus tôt eu des armes qu’il s’est empressé de vous ouvrir les portes, d’abord vous commettrez une injustice en immolant des bienfaiteurs, ensuite vous donnerez beau jeu aux aristocrates. Sitôt qu’ils voudront insurger un État, ils auront le peuple pour eux, parce que vous aurez montré que la même punition attend les innocents comme les coupables. Et quand le peuple serait coupable, encore faudrait-il fermer les yeux, afin de ne pas nous aliéner le seul allié qui nous reste. Enfin je crois qu’il est beaucoup plus avantageux pour le maintien de notre empire d'endurer patiemment une offense que de frapper, avec toute la rigueur du droit, des hommes que nous devons épargner. Cléon a beau dire, il est impossible que, dans ce châtiment, l'intérêt se rencontre avec la justice.

«.Reconnaissez donc la supériorité de mon avis; et, sans trop accorder à la. pitié ni à l’indulgence, — contre lesquelles je serais le premier à vous prémunir, — écoutez uniquement la voix de la raison. Jugez de sang-froid ceux des Mytiléniens que Pachès a envoyés comme coupables, et laissez les autres daus leurs foyers. C’est pour l’avenir le parti le plus sage, et c’est celui qui dans le présent effrayera le plus nos ennemis. Contre des adversaires, la prudence est une arme plus sûre que la force aveugle. »

Ainsi parla Diodotos. Les Athéniens, après avoir entendu ces deux opinions contradictoires, demeurèrent indécis,

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et les voix se partagèrent presque à égalité. Néanmoins l’avis de Diodotos prévalut. On expédia donc en toute hâte une nouvelle trirème, de peur que l’autre, qui avait un jour et une nuit d’avance, n’arrivât la première, et que les Mytiléniens ne fussent égorgés. Les députés de Mytilène approvisionnèrent le bâtiment de vin et de farine ; ils promirent à l’équipage une forte récompense s’il arrivait k temps. Aussi les matelots firent-ils une telle diligence que, tout en ramant, ils mangeaient de la farine délayée dans du vin et de l’huile [*](Cuite en forme de gâteaux ou de beignets. Le mets appelé μάζα, et très-goûté des Grecs, se composait de farine pétrie dans de l’eau et de l’huile. ), se relevant alternativement pour ramer et pour dormir. Par bonheur, aucun vent ne contraria leur marche. D’ailleurs le premier vaisseau, porteur d’un message de deuil, ne s’était guère pressé, tandis que l’autre faisait force de rames. Le premier ne devança donc le second que du temps nécessaire à Pachès pour lire le décret et se mettre en devoir de l’exécuter ; l’arrivée du second l’arrêta. A cela tint que Mytilène fût détruite.

Quant aux Mytiléniens que Pachès avait envoyés comme auteurs de la révolte, les Athéniens, d’après l’avis de Gléon, les mirent à mort. Ils étaient un peu plus de mille. Mytilène fut démantelée et livra ses vaisseaux. Pour l’avenir, les Lesbiens ne furent frappés d’aucun tribut; mais tout leur territoire, celui de Méthymne excepté, fut partagé en trois mille lots, dont trois cents furent réservés aux dieux et le reste distribué par la voie du sort à des colons tirés d’Athènes. Les Lesbiens continuèrent à cultiver leurs terres, mais ils durent payer une redevance annuelle de deux mines par lot[*](La mine valait cent drachmes ou quatre-vingt-dix francs. Cette redevance était au profit des colons athéniens. Par ce partage de leurs terres, les Lesbiens perdaient leur droit de propriété et devenaient les fermiers de leurs propres domaines. Leur état se trouvait donc de beaucoup pire que celui des sujets tributaires d’Athènes. Il se peut que la perspective de ce partage entrât pour quelque chose dans l’excès de rigueur déployé envers Lesbos par les Athéniens. ). Les Athéniens s’emparèrent aussi de toutes les places que Mytilène possédait sur le continent, et les soumirent à leur domination. Tels furent les événements de Lesbos.

Le même été, après la réduction de Lesbos, les Athéniens, commandés par Nicias fils de Nicératos, firent une expédition contre Minoa, île située en face de Mégare. Les Mégariens y avaient bâti une tour et en avaient fait une place forte.

Nicias voulait que les Athéniens se rendissent maîtres de ce point, plus rapproché du continent que Boudoron[*](Château fort sur la pointe occidentale de l’Ue de Salamine. Les Athéniens y tenaient une station navale d’observation. Voyez liv. II, ch. xciv. ) et Salamine, et qu’ils y tinssent garnison. Par ce moyen, les Pélopo-nésiens ne pourraient plus expédier clandestinement, comme cela s’était vu[*](Allusion à l’expédition racontée au livre II, ch. xcnr. ), des trirèmes ou des bâtiments armés en course, et les arrivages maritimes à Mégare seraient interceptés. Nicias s’empara donc, par mer et avec des machines, de deux tours en saillie du côté de Niséa; et, après avoir rendu libre

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le passage entre l’île et le continent, il ferma par un mur l’en-droit par où il était possible, à l’aide d’un pont jeté sur les bas-fonds, de porter secours à l’île, peu distante de la terre ferme[*](Il est difficile de se rendre compte de l’état des lieux. On regarde ordinairement comme Niséa la petite colline située près de la mer au-dessous de Mégare, et sur laquelle se voient les ruines d’une ancienne tour. Mais il n’y a aucune île assez rapprochée de ce point pour répondre à la description de Minoa. Les ingénieurs anglais qui ont dressé la carte marine de l’Archipel ont admis l’hypothèse que ladite colline, actuellemeilt partie de la terre-ferme, était jadis l’île de Minoa, et que Niséa devait être située vis-à-vis, dans la plaine. L’aspect des lieux ne confirme guère cette supposition. 11 serait sans exemple qu’une ville grecque aussi ancienne que Niséa eût été bâtie sur une côte absolument plane et à la merci des coureurs de mer. Reste à supposer que Minoa ait disparu dans les flots, à moins qu’on ne la cherche plus à ΓΕ. dans la presqu'île de Ticho, et que le ^ort de Mégare, au lieu d'être placé où on le met communément, ne tût sur la baie de Ticho. Du temps de Strabon (IX, p. 270) Minoa n’était plus une île, mais un promontoire. Cette dernière hypothèse présente aussi des objections. Niséa était à dix-huit stades de Mégare. Ticho serait trop éloigné. ). Tout cela fut l’ouvrage de quelques jours. Nicias construisit un fort dans Minoa, y laissa garnison et repartit avec l’armée.

Presque au même moment, dans le cours de Pété, les Platéens, à bout de subsistances et hors d’état de tenir plus longtemps, se rendirent aux Péloponésiens dans les circonstances suivantes. Les assiégeants avaient livré un assaut que les Platéens n’avaient pas été en mesure de repousser. Instruit de leur faiblesse, le général lacédémonien ne voulut pas forcer la ville ; ses instructions le lui défendaient. Les Lacédémoniens, prévoyant le cas où l’on ferait la paix avec Athènes et où l’on stipulerait la rétrocession des places prises pendant la guerre, avaient voulu que Platée fit exception, comme s’étant rendue volontairement. Un héraut déclara donc aux Platéens que, s'ils consentaient à remettre leur ville aux Lacédémoniens et à les prendre pour juges, on ne punirait que les coupables et que personne ne serait frappé sans jugement. Sur ce message, les assiégés aux abois se rendirent. Pendant quelques jours, les Péloponésiens leur fournirent des vivres, en attendant que les juges, au nombre de cinq, fussent, venus de Lacédémone. A leur arrivée, on ne formula contre les Platéens aucune accusation expresse; on se contenta de les faire comparaître et de leur demander si, dans le cours de la présente guerre, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Ils obtinrent pourtant de développer leur défense, et ils en confièrent le soin à deux d’entre eux, Astymachos fils d'Aso-polaos et Lacon fils d’Aïmnestos, proxène des Lacédémoniens[*](Aïmnestos est le Spartiate qui tua Mardonius à la bataille de Platée (Hérodote, ÎX, ηχνπι). C’est apparemment à sa mémoire que le Platéen ici mentionné avait reçu le même nom. A son tour il avait appelé son fils Laoon, de même que ΓAthénien Cimon avait nommé le sien Lacédémonios (I, xlv) en témoignage de son attachement à Lacédémone. — Le choix de cet orateur fut sans doute dicté par l’opinion qu’en sa qualité de proxène il serait bienvenu des Lacédémoniens. — Sur les proxènes, voyez liv. II, ch. xxn, note 1. ). Ces délégués parlèrent en ces termes :